La dernière place.
(Image internet)
Après nous avoir invités à passer la porte étroite dimanche dernier, voici que Jésus nous parle de la dernière place à prendre. Dans une société qui cultive la réussite par-dessus tout, dans une société qui compare les écoles en fonction du taux de réussite aux examens ou du classement PISA, voici une parole qui fait tache, une fois de plus. On en vient presque à être heureux que, dans les grands repas, les places soient définies soit par un protocole strict, soit par ces petites étiquettes qui permettent à l’organisateur de placer ses invités selon un plan qu’il est le seul à connaître. On peut ne pas être très heureux de sa place, mais au moins, il n’y a plus de risque de se faire rétrograder.
Plus sérieusement, ce à quoi nous invite Jésus, c’est à une vertu pour certains, un défaut pour d’autres, qui a pour nom l’humilité. Il suffit de rapprocher l’évangile de la première lecture pour le comprendre. Mon fils, accomplis toute chose dans l’humilité, et tu seras aimé plus qu’un bienfaiteur, conseille Ben Sirac le Sage. Vous aurez remarqué à l’écoute du texte qu’il rapproche l’humilité de la capacité à rendre gloire à Dieu : Grande est la puissance du Seigneur, et les humbles lui rendent gloire. Nous pouvons donc en déduire qu’est humble toute personne qui sait se reconnaître créature de Dieu. Il ne s’agit donc pas de s’humilier, de se rabaisser. Bien au contraire ! Ecoutez le psalmiste dans le psaume 138 : Je reconnais devant toi le prodige, l’être étonnant que je suis ; étonnantes sont tes œuvres, toute mon âme le sait. Ce n’est pas de l’orgueil de se reconnaître bien fait par Dieu. Le psalmiste se situe bien comme créature face à son Créateur ; et en reconnaissant combien il est un être étonnant, il reconnaît aussi la puissance de Dieu qui l’a créé. Ne confondons plus humilité et humiliation : ce sont bien deux choses opposées, voire contradictoires. Ce que le Christ nous demande, ce que la Parole de Dieu nous demande, c’est d’être humble, de nous situer en vérité devant Dieu et devant les hommes. Et devant tout ce que nous faisons de bon et de bien, de ne pas nous gonfler d’orgueil, mais reconnaître la puissance de Dieu qui agit à travers nous. Il nous a faits à son image pour que nous poursuivions et prenions soin de l’œuvre de sa création à lui. Nous pourrions relire aussi l’évangile des talents qui nous rappelle que chacun de nous a été doté de talents, chacun selon ses capacités. Dieu ne nous demande rien d’impossible, et nous donne par avance la grâce nécessaire pour accomplir ce qu’il attend de nous. Cela devrait être une raison suffisante pour rester humble et rendre grâce à Dieu de ce qu’il nous donne de vivre et de faire.
Cela dit, je voudrais apporter une première précision. Dans cette page d’évangile, Jésus nous fait une double invitation : d’abord ne pas rechercher la première place et ensuite choisir volontairement la dernière place. Ce n’est pas la même chose, vous en êtes tous bien conscients. Si cela était la même chose, il n’y aurait que deux places offertes : la première et la dernière. Or il y a pleins d’autres possibilités en générale : la deuxième, la troisième et ainsi de suite. Or Jésus n’a pas un mot sur ces autres places. L’humilité consiste peut-être aussi, en plus de reconnaître la place de Dieu dans ma vie, à ne pas me comparer aux autres et surtout à ne pas m’estimer supérieur à eux. Et là il faut quelquefois nous faire violence. Nous estimons tous qu’il y a au moins toujours une personne moins bien que nous, quel que soit le plan sur lequel elle est moins bien. Avec le psalmiste déjà cité, nous pouvons reconnaître le prodige que nous sommes, mais reconnaissons aussi que les autres le sont tout autant. Il ne nous revient pas de nous classer, de nous estimer. Notre relation à Dieu n’a rien d’un entretien d’embauche lors duquel il nous est demandé nos prétentions. Dieu nous a tous voulu comme ses enfants. Il nous aime tous pareillement ; il veille pareillement sur chacun. En cela, il est le Père véritable qui ne fait pas de différence entre ses enfants. Nous avons tous même importance à ses yeux.
Une seconde précision : ce que Jésus nous demande (choisir la dernière place) est juste impossible à réaliser, parce que cette dernière place est déjà prise et définitivement prise. La dernière place, c’est le Christ qui l’a prise quand il est allé sur la croix. Personne ne lui prendra jamais la dernière place. C’est pourquoi, dit l’hymne aux Philippiens, Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est Seigneur » à la gloire de Dieu le Père. Il est passé de la dernière à la première place, à tout jamais. Mais cette dernière place reste quand même la sienne, à tout jamais. Personne ne peut prendre la place que le Christ a prise pour nous sauver. Nous pouvons nous en approcher un maximum, mais elle demeurera pour toute éternité sa place, celle qui lui a valu d’être élevé au-dessus de tous. Être humble, c’est aussi reconnaître cette primauté du Christ. Nous sommes faits, par notre baptême, des autres Christ, sans jamais arriver à l’égaler, lui le Premier-né, le Fils unique du Père éternel.
Ayons soin de cultiver l’humilité ;
ayons soin de vouloir ressembler au Christ, lui qui a pris la dernière place
pour que personne n’ait plus jamais à endurer ce qu’il a enduré. Et rendons
grâce à Dieu de nous avoir donné un tel Sauveur. A lui la gloire, pour les
siècles des siècles. Amen.