Une fête pour redonner du sens à un monde en crise.
Maintenant que les rassemblements
des croyants sont à nouveau autorisés, même si c’est encore en nombre
restreint, nous pouvons nous interroger sur cette période étrange que nous
venons de vivre et tenter de comprendre mieux ce qui s’est joué durant ce temps
pour les croyants en général, et pour les chrétiens en particulier.
Ce qui m’a le plus frappé, c’est la
subite envie des hommes et des femmes de retrouver rapidement le chemin des
lieux de culte. Car enfin, reconnaissons-le, nos contemporains ne sont pas vraiment,
du moins en Europe, des coureurs d’Eglise. Qu’est-ce qui a ainsi mobilisé bien
au-delà de notre cercle habituel pour un retour rapide du culte public dans
une France tellement marqué par la laïcité, qu’elle entend bien faire de l’expression
religieuse une dimension purement personnelle ? Si nous relisons l’histoire
de ces derniers mois, il faut bien constater que ce ne sont pas nos évêques qui
se sont mobilisés le plus. Le recours devant le Conseil d’Etat, ce sont des
groupes de laïcs, voire des politiques, qui l’ont porté ; et une fois le jugement
rendu, ce ne sont toujours pas les responsables religieux qui ont le plus sauté
de joie. Certains en étaient même gênés, invitant encore à la plus grande des
prudences, alors que le peuple de Dieu ne cessait de dire : enfin !
Enfin était reconnu ce besoin essentiel des hommes de se rassembler ;
enfin était reconnu ce besoin essentiel des hommes de célébrer, de donner sens
à ce qu’ils vivent. Enfin était reconnue l’importance de la dimension
spirituelle de toute vie humaine, dimension justement niée lors de ces obsèques
en catimini que de trop nombreuses familles ont connu en ce temps de
confinement.
Si je parle de cela aujourd’hui, en
cette fête de la Trinité, c’est parce que cette solennité toute chrétienne rejoint
l’expérience de ces hommes et de ces femmes qui ont attendu de pouvoir se
rassembler à nouveau, dans la joie et l’espérance d’un monde meilleur. Cette
fête redonne du sens à un monde en crise. Ou pour le dire autrement, les
chrétiens ont compris, durant ce temps de disette liturgique, que la foi
chrétienne avait nécessairement une dimension communautaire parce que Dieu lui-même,
s’il est Un et Unique, n’en est pas pour autant un isolé, ni un solitaire. En proclamant
Dieu Trinité, les chrétiens disent fondamentalement que Dieu en lui-même est
relation d’amour vitale. Qui dit relation, qui dit amour, dit nécessairement la
pluralité des personnes engagées. Dieu n’étant ni solitaire, ni isolé, ceux qui
croient en lui ne peuvent être ni solitaires, ni isolés. Dieu étant en lui-même
relation d’amour, ceux qui croient en lui ne peuvent que vivre de cette
relation et vivre cette même relation avec Dieu et avec les autres. Et une
relation d’amour ne peut pas être durablement virtuelle. Quand l’Apôtre Jean
affirme que Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, il
nous dit la réalité de l’œuvre de Dieu. Le Fils ne s’est pas livré
virtuellement, mais réellement. De même, il n’est pas présent virtuellement
dans la vie du croyant, mais réellement. Ce que proclame l’oraison de la messe
de cette solennité, n’est pas davantage virtuel : Dieu notre Père a
[bien] envoyé dans le monde [sa] Parole de vérité et [son] Esprit de sainteté. La
Parole de Dieu n’est pas une parole virtuelle ; l’Esprit de sainteté n’est
pas davantage un Esprit virtuel. Puisque Dieu est un, tout en étant Père et
Fils et Saint Esprit, les croyants ne sauraient s’abstenir longtemps de participer
à ce mouvement d’amour et d’unité en étant éloignés les uns des autres. Le besoin
de rassemblement naît, me semble-t-il, de ce que nous disons de Dieu lui-même. Puisqu’il
est, avec [son] Fils unique et le Saint Esprit, un seul Dieu, un seul Seigneur,
dans la trinité des personnes et l’unité de leur nature (préface du jour),
les croyants eux-mêmes ne peuvent faire qu’un, qu’en entrant à leur tour
dans ce mouvement de diversité et d’unité. Les chrétiens n’adorent pas trois dieux,
mais un seul, unique, qui est un Père qui nous livre sa Parole et son Esprit,
autrement dit un Père qui se livre tout entier pour ses enfants. Et pour faire
corps, les croyants ont besoin de se rassembler dans leur diversité pour vivre
cette unité en Dieu, un et trine. La fête de la Trinité nous rappelle, plus que
toute autre fête, que nous ne pouvons pas nous faire un Dieu à notre mesure, un
Dieu pour nous tout seul, un Dieu tout personnel, mais que nous avons à nous
retrouver, dans notre diversité, dans la célébration de ce Dieu unique qui nous
aime tous. Le don de son Fils et le don de son Esprit Saint sont les signes de
cet amour unique de Dieu pour chacun de nous, amour qui nous unit dans une même
foi, partagée et célébrée ensemble.
Il me reste alors à faire un rêve,
le rêve que ce que les croyants ont ainsi senti de la nécessité de se
rassembler devienne réalité et que l’abondance revenue, ils ne reviennent pas à
la situation d’avant et ne s’installent pas davantage dans les habitudes prises
d’une messe virtuelle le dimanche. Le rassemblement dominical est de l’ordre du
vital si nous ne voulons pas finir par célébrer chacun son petit Dieu personnel,
inconnu des autres. Et si nos hommes politiques prenaient l’habitude de
fréquenter quelque peu nos églises, ils ne les auraient sans doute pas fermées,
mais simplement limitées. Des rassemblements à cinq milles, on peut en rêver,
mais ils sont très loin de nos réalités. Quelques mesures de prudence et de distanciation
physique auraient bien suffit, comme aujourd’hui, pour lutter contre la
propagation du virus, sans engendrer peur, dépression et angoisse chez les plus
fragiles, qui n’avaient même plus le secours de la religion pour trouver une
espérance. Quand on enferme les gens chez eux, on les enferme dans leur
fragilité en les coupant des autres, en les coupant de l’amour tellement
nécessaire en temps de crise. Que le Dieu Trinité qui se donne à nous, nous
accorde de nous donner à lui et aux autres, dans un unique mouvement d’amour. Nous
pourrons ainsi retrouver la paix et l’espérance qui nous ont tant fait défaut. Amen.
(Colijn de COTER, La Sainte Trinité, (1510-1515), Musée du Louvre, Lens)