Profite de toi-même.
Je ne sais pas pour vous, mais pour ma part, quand revient le temps du Carême, me revient aussi cette question : comment vais-je le vivre ? Et ressurgissent en ma mémoire les incessantes invitations à « faire » des efforts, toujours plus, jamais assez. Bref, le Carême risque de devenir ce temps décevant lors duquel je mesure que je ne suis pas à la hauteur de ce que Dieu attend de moi ; et surtout, il risque de devenir ce temps fatigant où la seule pensée d’un effort à faire me rend procrastinateur, remettant sans cesse au lendemain des choses que je ne ferai somme toute jamais. Attention, je ne dis pas que « faire » des efforts, ce n’est pas bien ; je dis juste que c’est mieux quand ce sont les autres qui les font. Envisager le Carême par ce bout d’efforts à faire, quand bien même il n’y en aurait qu’un, ce n’est pas pour moi ; et je ne pense pas être le seul à penser ainsi. Les efforts de Carême, c’est comme les résolutions du Nouvel An ; il suffit des les exprimer pour qu’aussitôt elles soient oubliées. Alors que faire ? Comment vivre ce carême ?
La recette est simple ; Jésus nous la rappelle dans l’Evangile : faire l’aumône, prier et jeûner. Oh, je vous vois venir : c’est bien d’efforts qu’il s’agit, non ? Ben tout dépend de comment vous envisagez ces trois choses. Si vous les envisagez du point de vue du bénéficiaire : l’autre qui est le pauvre avec qui l’on partage, le Tout-Autre que l’on prie, Dieu, et encore une fois les autres qui voient à votre air abattu que vous jeûnez, ce n’est pas réjouissant. Pour partager avec l’autre, nous devons nous débarrasser de ce que le jeûne nous aura fait économiser ; pour prier, nous devons trouver du temps dans une journée bien remplie. Souvent, rien que d’y penser, faire des choses pour les autres ou pour le Tout-Autre, nous voilà déjà bien fatigués. Aussi, je vous propose de vivre ce Carême pour vous, tout seul, personnellement. N’est-ce pas d’ailleurs ce que Jésus nous recommande lorsqu’il nous demande de faire tout cela (aumône, prière et jeûne) dans le secret ? La manière dont nous vivons notre Carême ne regarde pas les autres, mais nous, et nous seul.
Ainsi en est-il de l’aumône : certes notre don va profiter à quelqu’un, mais avant cela, il nous profite à nous, au regard que nous portons sur nous et non au regard que les autres portent sur nous. Nous n’avons pas à craindre que notre effort de charité ne soit pas à la hauteur des efforts d’un autre ou à la hauteur de ce que les autres attendent de nous en la matière. Agissons selon ce que notre cœur nous conseille ; si nous nous laissons guider par notre cœur et par l’amour de Dieu qui y réside, nous ne nous tromperons pas. Au contraire, nous retrouverons notre humanité et notre sens de la solidarité. Ainsi en est-il aussi de la prière. Comme le dit une Préface de l’Eglise (4ème préface commune) : Tu n’as pas besoin de notre louange… nos chants n’ajoutent rien à ce que tu es. Que nous priions Dieu ou pas, Dieu est Dieu, Dieu reste Dieu. Mais poursuit cette même préface, nos chants nous font progresser vers le salut ; l’ancienne traduction du missel disait : ils nous rapprochent de toi ! Et n’est-ce pas là notre secret désir : être proche de Dieu, comme nous sommes proches de nos amis ? Prions Dieu pour découvrir en nous sa présence agissante, son amour sauveur, sa miséricorde. Ainsi en est-il du jeûne : privons-nous pour retrouver un équilibre, pour comprendre à nouveau que le bonheur d’être est plus important que le bonheur d’avoir. Vivons ce carême en communauté certes, mais pour nous d’abord, pour nous rendre compte que nous valons mieux et plus que ce que nous pouvons croire quelquefois ; pour nous d’abord, pour remettre un peu de cohérence dans notre vie entre ce que nous croyons profondément et ce que nous vivons parfois. Ne faisons pas d’efforts, mais redécouvrons-nous, tel que Dieu nous a voulus, tel que Dieu nous a faits, tel que Dieu nous invite à être. Retrouvons l’amour de nous pour grandir dans l’amour de Dieu et le service de nos frères.
A ceux qui pensent que cela est
égoïste et tellement éloigné de ce qu’un carême doit être, je renvoie à ce
conseil donné par Saint Bernard au pape Eugène III. Il lui écrit ceci : Tes
occupations, je ne te demande pas de les rompre, mais simplement de les
interrompre… Puisque tous les autres profitent de toi, profite donc toi aussi
de toi-même. Pourquoi serais-tu le seul à être privé de cette faveur ?
Rappelle-toi donc, je ne dis pas toujours, je ne dis même pas souvent, mais au
moins de temps en temps, que tu te dois aussi à toi-même. Est-ce vraiment trop
demander ? Avec moi, je vous invite à vivre ce carême comme un temps
pour vous, pour redécouvrir ce que vous êtes aux yeux de Dieu : un homme
ou une femme qu’il est venu sauver, personnellement. Cette découverte ne se
fait pas sur la place publique, mais dans le secret, dans le secret de
nos cœurs, là où Dieu nous parle, là où l’amour de Dieu nous transforme, là où
la miséricorde de Dieu nous réconcilie avec Lui et avec nous. Entendons chacun
le conseil de Saint Bernard pour nous : Vis ce carême, profite de
toi-même ; est-ce vraiment trop demander ? Amen.
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