Il y a quelque chose de
paradoxale dans le titre de la fête de la croix glorieuse, et c’est son
titre : la juxtaposition du mot croix, qui nous renvoie immanquablement au
Vendredi Saint, à la Passion et à la mort du Christ, et du mot glorieuse, comme si la mort injuste
de l’innocent et l’instrument de sa torture avait quelque chose de glorieux.
Pourtant, c’est bien à une fête que nous sommes convoqués aujourd’hui.
Pour bien comprendre ce paradoxe,
la liturgie nous a donné trois lectures que nous venons d’entendre. Je voudrais
en retenir une, l’hymne aux Philippiens de Paul, Apôtre des païens. Ce passage
est utilisé dans la prière de l’Eglise à l’occasion de quelques offices de
vêpres. La traduction utilisée alors met mieux en valeur cette hymne de Paul.
Elle retentit ainsi : Le Christ
Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui
l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur.
Devenu semblable aux hommes, reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé,
devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu
l’a exalté, il l’a doté du nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de
Jésus tout genou fléchisse, au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute
langue proclame « Jésus Christ est Seigneur » à la gloire de Dieu le
Père. J’en conviens ; il n’y a que peu de différence avec le texte
entendu, mais lorsqu’on chante ces mots, quelle beauté pour exprimer l’amour de
Dieu pour nous.
Pour Paul, cet amour de Dieu,
c’est en Jésus qu’il s’exprime. Non pas dans la naissance de Jésus, qui est un
événement heureux en soi, mais plutôt dans l’abaissement de Jésus. Ce Jésus
donc qui vient dans notre monde ne retint
pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’est abaissé. La
grandeur de l’amour de Dieu, c’est qu’il s’abaisse jusqu’à venir à nous, sans
atour, sans gloire. Dieu se fait l’un de nous pour que nous puissions devenir
Dieu. Et comme cela ne suffit pas, ce Fils, ce Dieu fait homme, ce Dieu abaissé,
va encore plus loin : jusqu’à la
mort et la mort de la croix. C’est bien là, devant la croix, que se mesure
le mieux la conséquence de l’incarnation, la conséquence dramatique de
l’abaissement de Dieu, la conséquence de l’amour dont nous sommes aimés. C’est
parce que nous sommes aimés par Dieu d’un amour unique que Dieu
s’abaisse ; c’est parce que nous sommes aimés d’un amour unique de Dieu
que son Fils va jusqu’à la mort ; c’est parce que nous sommes aimés ainsi
par un Dieu qui n’est pas jaloux de sa divinité, que nous sommes sauvés.
Désormais, au nom de Jésus, tout genou
fléchit. Comment ne pourrait-il pas fléchir d’ailleurs devant tant
d’amour exprimé de manière aussi forte, aussi dramatique, aussi
définitive !
L’abaissement du Fils unique aura
pour nous valeur d’élévation. Lorsque Dieu s’abaisse à être homme, l’homme
finit par s’élever jusqu’à être en Dieu. Voilà ce que voulait faire l’amour de
Dieu ; voilà ce qu’il a fait, en Jésus, sur la croix. Si le Vendredi Saint
nous mesurons surtout l’abaissement du Fils et sa mort, aujourd’hui, nous
sommes invités à mesurer pleinement ce que cet amour vaut pour nous.
L’abaissement du Fils est notre vie ; l’abaissement du Fils est notre
salut ; l’abaissement du Fils est
notre grandeur. Dieu étant venu jusqu’à nous en Jésus, nous pouvons désormais
aller jusqu’à Dieu en Jésus. Venu de Dieu chez les hommes, pour les hommes, il
retourne à Dieu avec les hommes. Voilà pourquoi nous nous réjouissons
aujourd’hui.
Ce que Jésus a vécu, ce que Paul
a chanté, nous sommes tous appelés à le vivre. Nous sommes faits pour vivre
avec Dieu ; nous sommes destinés à vivre en Dieu. Certains d’entre nous
sont invités à le vivre à l’extrême, comme Jésus, comme Paul, c’est-à-dire jusqu’à
la mort, jusqu’au don total du martyr. Suprême témoignage de tendresse et
d’amour, la croix glorieuse du Christ devient croix glorieuse pour ces hommes
et ces femmes qui, au cours de l’histoire, et malheureusement encore
aujourd’hui en certains pays, versent leur sang à cause de l’amour de Dieu pour
nous, à cause de l’amour qu’ils vivent pour chacun et pour Dieu en particulier.
Mais sans aller jusqu’au martyr,
nous sommes tous appelés à vivre de cette croix. Le signe de la croix est le
premier geste fait sur nous, lorsque nous sommes présentés au baptême. D’emblée,
à l’aurore de notre vie, la croix devient notre signe de ralliement, notre
signe de reconnaissance. Elle ne dit pas nos souffrances futures, mais l’amour
inconditionnel de Dieu pour nous. Alors même que nous ne savons pas ce que l’enfant
à baptiser va devenir, nous lui disons qu’il est déjà infiniment aimé de Dieu,
et qu’il le sera toujours. Nous lui disons que c’est pour lui aussi que le Christ
a vaincu la croix, pour qu’à son tour, il soit capable de suivre le Christ, en
prenant sa croix.
Les croix de nos vies peuvent
quelquefois nous sembler lourdes, inhumaines à porter ; mais
souvenons-nous qu’elles aussi sont croix glorieuses si elles sont portées à la
suite du Christ, par amour. Sur le chemin de sa Passion, sur le chemin de son
amour pour tous les hommes, il a pris sur lui nos croix, et dans sa mort et sa
résurrection, il les a transfigurées en croix de lumière, en croix glorieuses. Quelles
que soient les épreuves de nos vies, nous sommes destinés à vivre, libres et
heureux. La croix n’est pas un obstacle au bonheur, elle en est le passage. Quelle
puissance pourrait nous retenir sur nos croix si le Christ lui-même nous prend
avec lui, dans sa gloire ? Aucune.
Célébrer la croix glorieuse, c’est
donc célébrer aussi notre espérance. Le Dieu de Jésus Christ est le Dieu de la
vie pour celles et ceux qui croient en lui et marchent à sa suite. Son amour ne
fera jamais défaut à quiconque crie vers lui. Sa croix plantée en terre est, à
tout jamais, l’arbre de notre vie, de notre bonheur, de notre espérance, car Dieu a envoyé son Fils dans le monde non
pas pour condamner le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. Amen.
(Photo prise en Flandres, Tyne Cot Cemetery, Cimetière anglais de soldats tombés en 1914-1918)
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