Suffit-il
d’avoir un grand cœur pour être capable de miséricorde ? Rien n’est moins sûr ! L’étymologie de ce
mot « miséricorde » ne doit pas nous induire en erreur. Le cœur a
quelque chose à voir avec notre capacité à être miséricordieux, mais avant il
nous faut une autre qualité, celle de savoir regarder avec justesse.
Reprenons
l’extrait du livre de l’Exode que nous avons eu en première lecture. C’est un
épisode bien connu de tous, celui du buisson ardent, signe par lequel Dieu se
révèle à Moïse et lui confie une mission. Comme souvent avec les textes trop
bien connus, nous risquons de ne l’écouter que d’une oreille, tellement nous
sommes sûrs de tout connaître. Il serait dommage de passer à côté de ce
dialogue entre Moïse et Dieu. Il ne se limite pas à l’appel de Moïse, à l’identification
de Dieu, à l’envoi en mission et à la révélation du nom divin. Il y a, au cœur de
cet échange, cette certitude proclamée par Dieu lui-même qu’il prend soin de
son peuple, que ce qui arrive à ce peuple ne lui est pas étranger. Pour moi, ce
qui est le plus important dans ce texte ce n’est pas que Dieu appelle Moïse :
il en a appelé d’autre avant et en appellera d’autre après. Ce n’est pas
davantage que Dieu confie une mission à Moïse : il en a confié à d’autres
avant et en confiera encore après Moïse. Pour moi, il y a deux éléments clé
dans ce dialogue. Ils nous disent tous deux cette proximité de Dieu avec son
peuple et le souci qu’il a et qu’il aura toujours pour lui. La première phrase
clé est la suivante : J’ai vu, oui,
j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Egypte ; et la seconde :
Je suis qui je suis. Dieu ne va pas
intervenir parce qu’il a bon cœur simplement ; il ne va pas intervenir
parce qu’il n’a rien d’autre à faire ; il va intervenir parce qu’il a vu
une situation intolérable et qu’il est temps que quelqu’un y mette fin. Chez les
Egyptiens, il y avait certainement des gens de grand cœur. Pourtant, aucun d’eux
n’a levé le petit doigt pour intervenir en faveur de ce peuple réduit en
esclavage. Ils ont vu ce qui arrivait à ce peuple, mais ils n’ont vu qu’avec le
regard des hommes. Ce ramassis de gens, ce n’étaient que des étrangers qui allaient
nous pourrir la vie, qui risquaient de prendre plus de place et plus d’importance
que les Egyptiens de souche. Il fallait les contenir ; il fallait limiter
leur extension. C’est comme si la présence de trop d’étrangers anéantissaient
toute miséricorde, toute charité. En faire des travailleurs utiles pour qu’on puisse
jouir de la vie ; voilà une bonne solution : l’esclavage un mal
nécessaire. Mais Dieu ne voit pas les choses ainsi. Il voit la misère de ce peuple
réfugié en Egypte au temps de la grande famine. Il entend les cris des
opprimés. C’est parce qu’il voit, c’est parce qu’il entend, qu’il prend souci
de ce peuple, qu’il va intervenir en faveur de ce peuple par son serviteur
Moïse. Il porte un autre regard sur ce que vivent les hommes. C’est ce qui
déclenche l’œuvre de libération et la miséricorde dont bénéficiera ce peuple de
la part de ce Dieu vers lequel il a crié sa misère. Si Dieu avait porté sur ce
peuple le regard des Egyptiens, rien ne se serait produit ; pas de
libération, pas de Moïse pour mener les opérations sur le terrain. Si les
Egyptiens avaient portés sur ce peuple le regard de Dieu, il n’y aurait pas eu
d’esclavage, il n’y aurait pas eu de misère ; il n’y aurait eu que des
peuples différents qui vivent en bonne intelligence et en paix, côte à côte.
Oui, beaucoup de chose, pour ne pas dire toute chose, dépendent du regard que l’on
porte sur elles.
La
révélation du nom de Dieu (Je suis qui je
suis) n’est alors qu’une invitation faite au peuple à porter un juste
regard sur Dieu lui-même. Il n’y a pas d’autre discours à avoir sur Dieu que
celui qui consiste à dire que Dieu est Dieu. Il est celui dont l’homme a
besoin, fondamentalement. Il est celui en qui l’homme peut espérer. Il est
celui qui accompagne l’homme toujours et qui porte le souci de lui. Je suis qui je suis peut tout aussi bien
se traduire par Je suis qui je serai.
Autrement dit : je suis celui que tu as besoin que je sois à toutes les
étapes de ta vie. Je suis le même et unique Dieu qui se révèle aux hommes selon
leurs besoins. L’homme n’a pas à craindre d’être abandonné de Dieu ; il a
à craindre de ne pas porter sur lui le bon regard, et finalement à craindre d’oublier
Dieu parce que incapable de le reconnaître.
Cette
histoire de juste regard, nous la retrouvons dans l’évangile. Jésus invite ses
auditeurs à ne pas se tromper sur Dieu lorsqu’il les invite à porter sur les
événements tragiques de leur histoire un juste regard. Ce qui est arrivé aux
Galiléens massacrés par Pilate, ou ce qui est arrivé aux victimes de la chute
de la tour de Siloé n’est pas le résultat d’un grand péché. Il n’y a pas à mêler
Dieu aux affaires des hommes. Mais il y faut porter sur la vie des hommes, et
donc sur notre propre vie, un juste regard. Ce regard qui nous permettra de
nous convertir ; ce regard qui nous fera prendre patience et voir tous les
possibles. La parabole du figuier ne dit pas autre chose. Le maître de la vigne
et le vigneron voient la même chose : un figuier qui ne donne pas de
fruits. Mais là où le maître ne voit plus qu’un arbre stérile, le vigneron voit
encore un arbre capable de donner quelque chose de bon avec un peu de travail
et un peu de patience. C’est là le regard de Dieu sur chacun de nous. Lorsque Dieu
nous regarde, il ne voit pas d’abord nos péchés, il voit nos possibles, il voit
les progrès que nous pouvons encore faire. D’où la manifestation de son amour
pour nous sans cesse renouvelée. Dieu nous fait miséricorde pour que nous
puissions encore progresser dans son amour, grandir en sainteté et porter les
fruits qu’il attend de nous. A son image, nous devons porter sur nos frères le
regard même de Dieu et ne pas désespérer des autres, mais croire qu’avec un peu
de patience et un peu d’amour de notre part, ils pourront encore progresser. Nous
ne ferons véritablement miséricorde aux autres que si nous portons sur eux le
regard même de Dieu, le regard le plus juste qui soit.
Il
n’est pas faux de dire qu’en matière de miséricorde tout est une histoire d’amour.
Mais il est plus juste de dire d’abord qu’en matière de miséricorde, tout est une
histoire de regard. Si je n’apprends pas à regarder comme Dieu regarde, je
ferme bien des avenirs sur ceux et celles qu’il met sur ma route. Si je ne me
regarde pas avec le regard même de Dieu, je me ferme mon propre avenir. Ouvrons
les yeux sur le monde, sur les hommes et sur nous-mêmes. Si Dieu est celui qu’il
est, les hommes eux-aussi sont ce qu’ils sont : toujours meilleur que ce que
je crois, souvent moins pire que ce que j’imagine. Puisse ce temps du carême
vécu sous le signe de la miséricorde nous aider à porter sur tous le juste
regard, le regard même de Dieu qui entraine le cœur à la miséricorde. Amen.
(Dessin extrait de la revue L'image de notre paroisse, n° 207, mars 2004, éditions Marguerite)