Vous souvenez-vous
de la prière d’ouverture de la messe du mercredi des Cendres ? Pas
nécessairement mot à mot, mais dans ses grandes lignes ? Elle nous parlait
d’entrainement au combat spirituel.
Elle laissait clairement entendre que le croyant ne pouvait pas se soustraire à
ce combat fondamental. Et aujourd’hui, pour commencer notre première semaine de
Carême, la liturgie nous montre Jésus livrant ce combat. Il doit donc y avoir
quelque chose de vrai dans l’affirmation de la prière de l’Eglise : nous
avons bien un combat spirituel à mener. En ce jubilé de la miséricorde, nous
pouvons même dire que ce combat spirituel est l’acte premier, l’acte fondateur
de toute miséricorde.
Regardez notre
monde ; les journaux nous étalent page après page le résultat d’une humanité
qui semble avoir renoncé à ce combat. Que ce soit en politique, en économie, ou
tout simplement dans notre vie ordinaire, c’est bien le Mal qui semble
triompher. D’état d’urgence en lois particulières visant à déchoir de leur
nationalité ceux que nous n’avons pas su intégrer ou gérer, sans même parler de
la difficulté à faire une place en Europe à ces peuples que nous avons condamné
à la guerre par souci de profits ou par lâcheté, ce qui triomphe, c’est la
peur, le rejet de l’autre, la violence, la méfiance, la stigmatisation… Nos
sociétés égoïstes semblent surprises par la violence de la réponse apportée par
certains. Au terrorisme intellectuel de certains gouvernants qui nous bercent d’illusions
intégrationnistes répond le terrorisme par les armes qui n’a fait que trop de
victimes. De jeunes français, en manque de repère et d’espoir, prennent les
armes et se retournent contre cette société qui semble les avoir abandonnés et
qui, telle les statues représentant la justice, se voile la face devant ses
propres errements et ses propres ratés. Plutôt que de vouloir comprendre pour
lutter efficacement contre les causes de ces violences soudaines, nous faisons
des lois qui vont renforcer ces sentiments de rejet. Quand la violence de lois
mal ficelées répond à la violence des armes, c’est plutôt mal parti.
Le Mal, nous en faisons
tous l’expérience dans notre vie. Il y a le Mal que nous faisons et le Mal que
l’on nous fait. C’est le même, n’en doutez pas. Nous ne sommes pas plus
légitimes que d’autres à faire le Mal. Le Mal est un raté de notre vie, une
réponse toujours mauvaise aux pires situations que nous pouvons affronter. Ce Mal,
nous devons l’affronter et le vaincre, plutôt que de le répandre en y cédant à
notre tour. L’Evangile de ce premier dimanche de Carême nous montre que ce
combat est non seulement possible, mais qu’en plus nous pouvons le remporter,
sans être des surhommes, sans déployer plus de Mal encore. Mais nous ne
pourrons le vaincre qu’en le prenant à sa racine, qui est souvent en nous.
Regardons bien Jésus.
Celui qu’il affronte, c’est l’auteur du Mal, le diviseur, le démon, le diable :
qu’importe le nom que vous lui donnez. Ce Mal qu’il affronte, ce sont nos
grandes tentations : le pouvoir, la toute-puissance, l’idolâtrie, la mise
à l’épreuve de Dieu lui-même. C’est finalement le désir secret qui nous habite
tous à un moment ou à un autre de notre vie d’être plus que les autres, de
dominer les autres. Jésus ne vainc pas le Mal parce qu’il est le Fils de Dieu ;
dans le désert, il ne pose aucun acte de puissance divine. Il fait ce que chacun
d’entre nous peut faire : répondre au Mal et le refuser grâce à la vérité
que nous procure la Parole de Dieu. Saint Léon le Grand écrit dans un de ses
sermons (sermon 39) : Nous voyons le
Seigneur vaincre l’ennemi, non pas en usant de sa puissance, mais en s’appuyant
sur les enseignements de la Loi. Il honore ainsi l’homme davantage et châtie
plus durement son adversaire : ce n’est pas dans sa divinité, mais dans
son humanité même, qu’il inflige une défaite à l’ennemi du genre humain. Il a
affronté ce combat pour que nous combattions à notre tour ; il a vaincu
pour que nous remportions la victoire (…). Pas de foi sans épreuves, pas de
lutte sans un adversaire, et sans affrontement, pas de victoire ! Notre
vie ici-bas se passe au milieu des embûches et des batailles. Pour ne pas être
surpris, il faut veiller et pour vaincre, il faut combattre.
Si nous voulons
vivre ce jubilé de la miséricorde de manière profitable, il nous faudra
nécessairement livrer ce combat. Parce que la miséricorde elle-même est un
combat à livrer. Et ce combat, nous devons d’abord le livrer contre nous-mêmes,
contre ce qui nous tire vers le côté obscur de l’homme, vers sa capacité, vers
notre capacité, à faire le Mal. C’est peut-être d’abord à nous-mêmes que nous
devons faire miséricorde en luttant contre notre ignorance (c’est là une des œuvres
de miséricorde !), en luttant contre nos peurs, en luttant contre cette
facilité et cette fascination que nous avons pour le Mal. Le bad boy a un côté
plus attirant que le chevalier servant ; c’est regrettable, mais c’est
ainsi ! L’interdit est plus séduisant que la loi ; c’est regrettable,
mais c’est ainsi ! Même nos péchés semblent être « plus mignons »
que la sainteté ; c’est regrettable, mais c’est ainsi ! Oui, le
combat spirituel est bien l’acte premier de quiconque veut apprendre la
miséricorde, parce que le plus grand Mal n’est jamais celui que l’on subit,
mais celui que l’on fait. C’est donc bien en lui-même que tout homme doit
lutter d’abord contre le Mal. Et il peut le faire, comme Jésus, avec sa part d’humanité
qui le raccroche encore à Dieu et à sa Loi d’amour. Jésus ne fait que citer la
Loi divine pour vaincre temporairement son adversaire. Un jour viendra où il le
vaincra définitivement. Ce sera paradoxalement au moment même où le Mal sera
convaincu d’avoir définitivement gagné, le Fils de Dieu ayant été cloué sur une
croix.
Se faire
miséricorde à soi-même, c’est peut-être porter sur soi le regard même de Dieu,
qui toujours nous redit son amour pour nous et la valeur que nous avons pour
lui. Nous sommes, chacun, unique aux yeux de Dieu ! Regarder humblement sa
vie, repérer les zones d’ombre qui la traverse, et oser appeler Dieu à l’aide,
voilà pour moi le début de la miséricorde. Si je n’ai pas expérimenté la
miséricorde de Dieu à mon égard, comment puis-je apprendre à faire miséricorde
à ceux que Dieu place sur ma route ? Au début du Carême, demandons à Dieu cette
grâce de savoir nous faire miséricorde. Sachant porter sur nous le regard même
de Dieu, nous serons davantage capables de porter sur nos frères et sœurs en
humanité ce même regard de Dieu. Nous découvrirons alors en l’autre non un
ennemi à abattre, mais un frère à aimer, un frère à aider, un frère à qui
manifester la miséricorde de Dieu. Amen.
(Dessin de Jean-Yves DECOTTIGNIES, in Mille dimanches et fêtes, Année C, éd. Les Presses d'Ile de France)
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