Et voilà, on nous parle encore d’amour !
Il fut un temps, pas si lointain et sans doute pas complètement oublié, où l’on
pouvait croire que la religion se réduisait à cela : aimer ! Certains
ont même pu faire le reproche aux chrétiens de savoir bien en parler, mais d’être
très peu efficace en amour dès qu’il s’agissait de passer à la pratique. Ils prêchent
l’amour et c’est aux autres de le vivre ! Comme si les chrétiens étaient de
ceux qui répètent à l’envie : aimez-nous ! N’en déplaise à ceux qui
trouvent que cela fait trop, une fois encore la liturgie nous invite à méditer
l’ordre du Christ : Aime Dieu !
Aime ton prochain !
Remarquons d’emblée que l’amour n’est pas
une invention du Christ. Jésus n’a rien dit d’original en demandant à ses
disciples d’aimer Dieu. Il n’a rien dit d’original quand il a demandé aux
hommes d’aimer le prochain. Tout cela est déjà largement contenu dans la Loi et
les prophètes, comme nous le rappelle le passage du livre de l’Exode que nous
avons entendu en première lecture. Certes, ceux qui ont été très attentifs
pourront signaler ici que le mot « amour » ne figure pas dans l’extrait
proclamé. C’est vrai ! Mais il est comme inscrit en filigrane dans chaque
ligne. Il est un traité de l’amour en acte, de l’amour au quotidien. Tu n’exploiteras pas l’immigré, tu ne l’opprimeras
pas. Vous n’accablerez pas la veuve et l’orphelin… Si tu prêtes de l’argent à
un pauvre parmi tes frères, tu n’agiras pas envers lui comme un usurier… Si tu
prends en gage le manteau de ton prochain, tu le lui rendras avant le coucher
du soleil… Ce n’est pas d’amour passion dont il s’agit ici, mais de cet amour
essentiel, primordial, qui me fait respecter l’autre, qui me fait considérer l’autre
comme un frère ; cet amour essentiel et primordial qui rend la vie
possible, fraternelle, supportable. Que serions-nous sans cet amour primordial ?
L’auteur du livre de l’Exode souligne que Dieu
lui-même justifie toutes ces demandes par le fait qu’Israël a été un immigré au
pays d’Egypte. Il renvoie son peuple à cette expérience vécue là, d’être à
peine toléré, suspecté de noirs desseins contre l’Egypte, pour être enfin
exploité, réduit à l’esclavage. Sans doute aurait-il aimé à ce moment-là que
les égyptiens manifestent un peu de cet amour primordial nécessaire envers eux.
Il n’en fut rien. Il a fallu l’intervention de Dieu pour que la libération soit
possible, pour que la justice soit rétablie. Et Dieu de prévenir son peuple :
si tu accables [les petits], j’écouterai leur cri. Ma colère s’enflammera
et je vous ferai périr par l’épée. Cet amour primordial, a minima, est
nécessaire pour vivre devant Dieu. Dieu prévient l’homme : ne fais pas à
autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ! L’amour primordial
commence avec cette prise de conscience.
Il semblerait que les pharisiens aient
oublié ce principe quand, cherchant à piéger Jésus, ils l’interrogent sur la
Loi : Quel est le grand commandement ?
Il est vrai qu’il y avait le choix parmi les 613 que les docteurs de la Loi
avaient décompté. Retiendrait-il une prescription morale ? ou plutôt une
prescription cultuelle ? ou davantage une prescription juridique ? La
réponse de Jésus se situe alors dans la droite ligne des prophètes Michée,
Isaïe et Amos qui avaient réduit la liste, respectivement à trois pour Michée (pratique la justice, aime la miséricorde,
marche humblement avec ton Dieu), deux pour Isaïe (Observe ce qui est droit, pratique ce qui est juste) et un pour
Amos Cherchez moi et vous vivrez),
avant qu’Habaquq ne les fonde tous sur un principe : Le juste vivra par sa foi (Rabbi Simlaï, Talmud de Babylone, Traité
Makkot, 23b). La réponse de Jésus, ce sont ces deux commandements qui se
fondent en un seul, tant il est difficile de vivre l’un sans l’autre : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,
de toute ton âme et de tout ton esprit. Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
La réponse de Jésus devient la quintessence de toute la Loi : De ces deux commandements dépend toute la
Loi, ainsi que les Prophètes. L’amour est donc bien l’irréductible de la
foi, l’absolu incontournable de la foi. Saint Jean, celui qui nous a révélé que
le nom de Dieu était Amour, l’affirmera à sa manière lorsqu’il écrira dans sa
première lettre : Si quelqu’un dit :
‘J’aime Dieu’ et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime
pas son frère qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas (1 Jn 4,
20).
A ceux qui pensaient pouvoir s’affranchir
du devoir d’aimer chacun de ceux que Dieu met sur sa route, il est redit avec
force que l’homme ne peut se lasser d’aimer. Tout est dit dans l’Amour, tout
est vécu dans l’Amour que Dieu nous donne de vivre. Tout devient supportable
dans cet Amour qui vient de Dieu. L’Amour n’est pas une vieille rengaine, mais
le marqueur du disciple authentique du Christ. Ce n’est pas d’un amour humain
que nous devons vivre ; c’est de l’Amour même de Dieu. Et c’est dans l’Amour
qui nous vient de Dieu que nous pouvons aimer chacun, même ceux qui nous
insupportent. Apprenons donc du Christ à aimer comme Dieu aime. Et pour cela,
laissons-nous aimer de Dieu, infiniment, passionnément ! Amen.
(Dessin de M. Leiterer)