J’aime beaucoup la langue française, sa
musicalité, la richesse de ses nuances ; mais je dois bien reconnaître
qu’en matière d’amour, elle manque de vocabulaire. Ainsi, le français aime-t-il
la glace à la vanille comme il aime une personne. Un même mot pour exprimer des
réalités pourtant différentes. Il y a alors un risque réel de ne plus vraiment
savoir ce que signifie ce mot, à force de l’utiliser à tort et à travers. Et je
me mets à rêver que la langue française déploie ses trésors d’inventivité pour
décliner ces réalités diverses avec des mots divers pour garder au verbe Aimer
toute la richesse que le Christ lui donne dans l’évangile de ce dimanche.
Remarquez bien l’habileté de Jésus :
pour ne pas gâter ce beau mot, il le décline sous trois modes inséparables. Il
ne crée rien de neuf : vous trouverez déjà ces trois modes dans des textes
du Premier Testament. Nous en avons eu un exemple dans la première lecture,
quand Moïse exhorte le peuple : Ecoute
Israël, le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. Ce qui peut être
nouveau, c’est la manière dont Jésus lie tout cela. A la question du scribe,
Jésus répond ainsi : Voici le
premier, et il cite la parole de Moïse à son peuple que je viens de
rappeler. Puis il ajoute : Et voici
le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (une reprise de
Lévitique 19, 18). Il n’y a pas de
commandement plus grand que ceux-là. Les trois modes de l’Amour sont donnés
en deux versets : aimer Dieu, aimer l’autre, s’aimer soi. Ces trois modes
ne sont pas à vivre dans une succession à définir, mais ensemble. Jésus nous
dit qu’on ne peut approcher le véritable amour qu’en aimant et Dieu et l’autre
et soi, dans un même mouvement. Prenons le temps de bien comprendre cette
articulation donnée par Jésus.
Aimer Dieu, voilà qui semble à beaucoup de
nos contemporains comme une curiosité de l’histoire. A force de reléguer Dieu
aux oubliettes de l’histoire, pourrait-il en être autrement ? Pourtant,
toute la révélation biblique s’accorde sur ce point. Il n’y a pas de véritable
amour possible sans cette découverte fondamentale : je suis aimé de Dieu
et je suis appelé à l’aimer en retour. Ce que saint Jean traduit ainsi :
Dieu EST amour. Autrement dit, c’est parce qu’il se sait aimé de Dieu que le
croyant se découvre capable de l’aimer en retour. C’est parce qu’il est aimé de
Dieu que le croyant devient capable d’amour. Pour aimer, il faut avoir fait
l’expérience de l’Amour total que Dieu porte à tous les hommes. Aimer Dieu,
c’est comprendre que l’amour est plus grand que tous les sentiments
humains ; que l’amour est plus fort que tout ce que l’homme peut imaginer.
Se pose alors une question d’importance : celui qui ne connaît pas Dieu,
est-il capable d’aimer ? Bien sûr. Mais il aimera d’un amour humain, d’un
amour marqué par les limites de notre commune humanité. Ne pas connaître Dieu,
ou refuser l’idée d’un dieu, n’empêche pas d’aimer, heureusement ! Mais je
crois que cela limite notre manière d’aimer. En effet, c’est en Jésus que Dieu
a montré à l’humanité jusqu’où pouvait, jusqu’où devait aller l’amour. En
Jésus, Dieu nous apprend qu’il est la source de l’amour ultime. Aimer Dieu,
c’est découvrir au fond de soi la capacité d’aimer comme lui puisque
nous sommes faits à son image et à sa ressemblance.
Nous pouvons alors aborder le deuxième
terme de l’enseignement de Jésus : aimer son prochain. Voilà qui semble
acquis à beaucoup. L’homme comprend très vite qu’il ne peut pas vivre en
faisant constamment la guerre aux autres. Vient toujours le moment où il doit
surmonter sa rage, sa méfiance, pour dire à l’autre, qu’à défaut d’avoir du
prix pour lui, il peut vivre en bonne intelligence avec lui. Finalement, aimer
l’autre, c’est peut-être reconnaître qu’il st comme moi : aimable, capable
d’aimer, capable d’être aimé, malgré ses défauts et avec ses qualités. Aimer
l’autre, c’est donc l’accepter tel qu’il est, c’est-à-dire forcément différent
de moi, forcément différent de ce que j’en attends. Lorsque Jésus nous presse
d’aimer l’autre, il lie cet amour de l’autre à l’amour de Dieu. Là encore,
l’Apôtre Jean a bien saisi l’enseignement du Christ. Dans sa première lettre,
il nous dit que celui qui dit qu’il aime Dieu qu’il ne voit pas et qui
n’aime pas son frère qu’il voit, celui-là est un menteur. L’amour de
l’autre devient, pour Jésus, la marque de l’amour de Dieu. L’autre devient le sacrement
de l’amour de Dieu, c’est-à-dire le signe visible de l’amour invisible que je
porte à Dieu. Voilà Dieu et l’homme unis de manière absolue. Il ne nous est
plus possible de dissocier ce que le Christ a si fortement uni.
Reste alors le troisième terme de
l’enseignement de Jésus : s’aimer soi. Voilà qui peut s’entendre comme
quelque chose de nouveau. Nous avons tous été marqués par une sorte de maladie
qui nous faisait refuser l’amour de soi. Personne n’aurait l’idée de
dire : je m’aime ! Cela paraîtrait pour le moins curieux. Pourtant
Jésus nous dit : aime Dieu et aime ton prochain comme toi-même,
c’est-à-dire comme tu t’aimes. Comment, en effet, puis-je manifester de l’amour
à quiconque si je ne me supporte pas. Il ne s’agit pas de devenir narcissique,
mais de se reconnaître capable d’aimer, de se reconnaître tel que Dieu nous a
fait, à son image et ressemblance. Comment puis-je accepter que l’autre ait des
limites et ne soit pas parfait, si je ne découvre pas d’abord mes propres
limites, ma propre imperfection ? Comment croire que l’autre est capable
d’amour envers moi, si je ne suis pas capable d’accepter l’image que me renvoie
mon miroir ? A moins que Jésus ne veuille dire : aime Dieu et aime
ton prochain comme toi-même tu es aimé. Ceci peut s’entendre si le « comme
tu es aimé » sous-entend bien « par Dieu ». Jésus nous dirait
donc : aime Dieu et ton prochain de l’amour que Dieu lui-même te porte.
Aimer Dieu, aimer son prochain et s’aimer
soi : trois pendants d’une même réalité donc. Supprimer une seule forme
d’amour, et vous amputez l’homme dans sa capacité à aimer. Si je ne m’aime pas,
je ne suis pas capable de croire que quelqu’un puisse m’aimer vraiment. Si je
n’aime pas les autres, je ne suis qu’un égoïste. Si je n’aime pas Dieu, mon
amour sera toujours limité par mon humanité. Croyants, nous avons la chance de
découvrir dans l’enseignement et dans la vie de Jésus le sens profond et
véritable de ce mot : Aimer. Puissions-nous toujours fréquenter ce maître
et apprendre de lui à aimer davantage, à aimer toujours mieux. Car seul l’amour
nous sauvera ; seul l’amour nous fera entrer totalement dans le monde de
Dieu. AMEN.
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