L’Eglise ne cesse de m’étonner quand je l’aborde
sous l’angle de la liturgie. Voyez-vous, ce dimanche, elle nous propose une
version longue de l’Evangile (celle que je viens de proclamer), et une version
courte. Cela arrive quelquefois dans l’année ; cela n’a rien d’exceptionnel.
Mais, quand cela arrive, je regarde toujours de près ce qui est supprimé pour
obtenir une version courte, et j’essaie de comprendre pourquoi cela est
supprimé. Sont-ce des versets sans importance ? Mais alors pourquoi en
proposer la lecture en version longue. Il suffirait de ne jamais les lire et la
question serait réglée. Sont-ce des versets qui dérangent ? Mais alors ils
dérangent qui ? Le lecteur ? Les auditeurs ? Le prédicateur ?
L’Eglise ? S’il fallait supprimer tout ce qui dérange quelqu’un à la
lecture des évangiles, que nous en resterait-il ? Sans doute pas grand-chose.
Mais venons-en à notre texte. Comme vous l’avez
entendu, il s’agit de l’envoi en mission de soixante-douze disciples. Ce ne
sont pas les Douze augmentés de soixante autres. Non, ce sont soixante-douze
nouveaux disciples qui sont envoyés en mission, en avant de Jésus. On pourrait
dire que ce sont des petits Jean-Baptiste. Ils vont préparer le terrain pour la
prochaine mission de Jésus. Il les envoya deux par deux, en avant de lui, en
toute ville et localité où lui-même devait se rendre. Avant de les envoyer
en mission, il leur donne quelques consignes. Elles concernent les conditions
de la mission (Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups), l’équipement
du parfait missionnaire de Jésus (ne portez ni bourse ni sac, ni sandales :
autant dire qu’ils n’ont rien comme équipement) et l’attitude qu’ils doivent
avoir (ne saluez personne en chemin ; dans toute maison où vous
entrerez, dites d’abord paix à cette maison ; mangez et buvez ce qu’on
vous sert ; et là où vous êtes accueillis, mangez ce qui vous est
présenté, guérissez les malades). Ceci pour la version courte. En fait, à
lire correctement, nous comprenons que les envoyés doivent renoncer à tout ce
qui pourrait gêner la mission. Pas de richesse apparente ; pas de
bavardage en chemin ; pas d’exigences particulières là où ils sont accueillis.
En revanche un souhait de paix à adresser toujours, des malades à guérir
partout et un message à transmettre fidèlement : Le règne de Dieu s’est
approché de vous. Ils sont donc invités à partager la mission du Christ lui-même
et à préparer ainsi les cœurs pour sa propre mission. Ce qui est visé, à travers
ces consignes, c’est une certaine efficacité. Ils ne vont pas faire du tourisme
spirituel ; ils ont une mission à accomplir.
Intéressons-nous alors à la partie
variable, que nous aurions pu choisir de ne pas faire entendre. Ces versets
concernent pour une part l’attitude des envoyés quand ils ne sont pas accueillis
quelque part : allez sur les places et dites : ‘Même la poussière
de votre ville, collée à nos pieds, nous l’enlevons pour vous la laisser. Toutefois,
sachez-le : le règne de Dieu s’est approché. Je reconnais que cela fait
un peu désordre dans les paroles de Jésus. Mais ce ne sont pas là les seules
paroles étranges ou dérangeantes de Jésus. Que veut-il nous dire ? Choquantes
ou normales, ces dernières consignes ? Je comprends ce passage comme le
respect de l’exercice de la liberté de chacun. Personne n’est obligé d’accueillir
Jésus ou l’un de ses envoyés. Mais celui qui refuse doit savoir que c’est à lui,
et à lui seul, d’assumer son refus. Les disciples de Jésus ne lui prendront
rien, pas même la poussière qui se colle sous leurs pieds. Gardez votre refus,
gardez tout ce qui est à vous, même votre poussière ; vous ne pourrez pas
dire que nous vous avons pris quelque chose. Toutefois, sachez-le : le
règne de Dieu s’est approché. Le message à transmettre le sera malgré tout,
presque à l’identique. Il ne manque que le de vous. Et c’est normal qu’il
manque. N’ayant pas accueillis les disciples de Jésus, ils ne se sont pas
laissé approcher de ce règne de Dieu tout proche. Ils se sont eux-mêmes
faits lointain de ce règne. Manquent aussi dans la version courte le retour joyeux
des envoyés et le rapport qu’ils font à Jésus de leur mission : Seigneur,
même les démons nous sont soumis en ton nom. Manque enfin la réponse de Jésus :
Je regardais Satan tomber comme l’éclair…
Fallait-il lire ces versets ? Selon
moi, oui, pour nous rappeler la liberté propre à chacun face à Jésus, à son
Eglise et à son message. La compréhension de cette liberté fondamentale doit
aussi nous décomplexer à l’heure où nous pouvons croire que l’Eglise n’a plus d’avenir ;
nous décomplexer devant ce que nous pouvons ressentir comme des difficultés de
la mission. Il n’y a pas d’obligation de résultats. Il n’y a qu’une obligation,
pour chaque disciple du Christ : annoncer le règne de Dieu, annoncer le Christ.
Si des cœurs s’ouvrent, tant mieux, mais ne croyons pas que nous y sommes pour
quelque chose. Si des cœurs restent fermés, tant pis, mais ne croyons pas que
nous pourrions y changer quelque chose. Le résultat ne dépend pas de nous ;
le résultat de la mission dépend de celui à qui la mission est adressée. Lui seul
peut décider si le Christ peut changer sa vie et s’il veut se laisser faire.
Lui seul peut choisir de croire en Jésus ou continuer à l’ignorer. L’évangile
ne dit pas combien ont cru à la parole des disciples et combien ont refusé de
croire. Ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est que se lèvent des
hommes et des femmes, disciples du Christ, qui osent témoigner de lui. Le témoignage,
c’est notre affaire et nous ne pouvons pas y échapper ; le résultat, lui,
ne nous appartient pas, ne nous appartiendra jamais. Cela se joue entre le Christ
et celui à qui nous l’avons annoncé.
Comme nous y invite Jésus, réjouissons-nous
parce que nos noms sont inscrits dans les cieux, sans en tirer aucune
gloire, sans en chercher quelque avantage. C’est toujours par la grâce de Dieu que
nous sommes sauvés ; il nous faut sans cesse l’accueillir et y consentir. Remercions
Dieu de cette grâce et prions-le de toucher le cœur de tous ceux qui ne le
connaissent pas encore pour que leurs noms aussi soient inscrits, un jour, dans
les cieux. Amen.
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