Je n’aime pas, non, décidément je
n’aime pas ces textes radicaux qui nous font croire qu’être disciple du Christ,
c’est du tout ou rien. Je n’aime pas davantage ces prédicateurs qui nous font
croire que nous n’en ferons jamais assez pour Dieu, que nous n’abandonnons
jamais assez de choses pour être un authentique disciple du Christ. Je n’aime
pas le christianisme quand il sent la sueur et la transpiration comme un
vestiaire de salle de sport. Et je ne peux pas croire que Jésus se comporte
avec nous comme un coach sportif, éternellement insatisfait de notre incapacité
à bien le suivre.
L’évangile de ce
dimanche pourrait nous entraîner sur cette pente dangereuse d’un toujours plus.
Il suffit d’écouter d’une oreille distraite la première affirmation de Jésus
pour déjà se décourager : Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à
son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa
propre vie, il ne peut pas être mon disciple. Qui, ici présent, pense qu’il
préfère Jésus à lui-même ? à sa femme ? à ses enfants ? Qui
pense ici qu’il correspond à la définition du disciple donné par Jésus dans ce
passage de l’évangile de Luc ? Alors on fait quoi ? On rentre chez
nous en nous disant que cela ne sert à rien ? On se lamente
communautairement ? On invente autre chose ? On se dit, comme tant
d’autres, que si c’est comme ça, on n’a pas besoin de Dieu ? Ce sont
toutes des tentations bien réelles. Souvenons-nous que c’est une présentation
erronée de la Parole de Dieu qui a valu à nos premiers parents d’être expulsés
du Jardin d’Eden où Dieu les avait placés ! Ne nous arrêtons donc pas à
cette seule affirmation et écoutons plutôt la suite. La suite ce sont ces deux
paraboles, l’une sur celui qui veut bâtir une tour et l’autre sur le roi qui
veut partir en guerre contre un autre roi. Elles ne sont sans doute pas là par
hasard.
La première,
l’homme qui veut bâtir une tour, peut sembler sévère, elle-aussi. Elle commence
par une évidence : si tu veux réaliser un projet, assieds-toi d’abord pour
voir si tu peux réaliser ce projet. Car si tu le commences mais ne le mènes pas
à terme, faute de moyen, les autres se moqueront de toi. Est-ce à dire qu’il faut
réfléchir avant de vouloir devenir disciple du Christ et vérifier que nous en
avons la capacité ? Mais qui d’entre nous, baptisés dans sa petite
enfance, a vraiment eu le temps de réfléchir ? Qui d’entre nous peut
vraiment dire qu’il est prêt à devenir disciple du Christ ? Cette première
parabole semble renforcer le caractère difficile, voire impossible, de la
suivance du Christ. Elle invite à la prudence, à la réflexion – ce qui est une
bonne chose – mais en même temps, elle nous dit : si tu ne penses pas aller
au bout, laisse tomber, ne commence même pas ! Les deux petites filles que
je dois baptiser à la fin de cette messe, faudrait-il que je dissuade leurs
parents de ce baptême au motif que nous ne savons pas si elles seront fidèles,
si elles iront jusqu’au bout de ce que suppose ce sacrement ? Vous
comprenez bien que nous serions là dans une impasse : personne ne peut
vraiment savoir de quoi demain sera fait.
La seconde
parabole peut sembler du même acabit. Un roi, partant en guerre contre un
autre roi, commence par s’asseoir pour voir s’il peut, avec dix mille hommes,
affronter l’autre qui marche contre lui avec vingt mille. Nous comprenons
la nécessité pour le premier de bien réfléchir : a-t-il les moyens de ses
ambitions politiques ? L’histoire semble commencer de la même manière que
la précédente : un projet, un temps de réflexion nécessaire pour éviter une
défaite qui pourrait être cinglante. L’histoire change pourtant quant à sa
fin : S’il ne le peut pas, il envoie, pendant que l’autre est encore
loin, une délégation pour demander les conditions de la paix. Comprenez-vous
bien la différence avec l’autre histoire ? La première parabole invitait à
renoncer ; celle-ci nous fait faire un pas de plus. Plutôt que de
renoncer, vois si autre chose est possible. Et j’avoue que j’aime cette
ouverture. Elle est pleine de sens d’un point de vue spirituel. Elle me redit
en effet qu’il n’y a pas qu’un chemin possible ; ce n’est pas tout ou rien
comme dans la première parabole. Il y a un autre terme.
C’est cet autre
terme qu’il nous faut toujours rechercher, car cet autre terme, c’est souvent
notre chemin propre. Voyez-vous, en matière spirituelle, il y a toujours et
nécessairement plusieurs chemins, parce que nous ne sommes pas des copies
conformes, nous ne sommes pas des clones. Le chemin pour être disciple qui est
le mien n’est pas le vôtres. Chacun doit découvrir, pour lui, à quoi il est
appelé par le Seigneur. D’où
l’importance de s’asseoir, de bien discerner. Une fois le chemin personnel
découvert, il faut y aller, nous pouvons y aller, parce que les moyens nous
sont donnés d’accomplir le projet d’amour que Dieu porte pour nous. Il faut
discuter avec Dieu quelles sont les conditions valables pour vous, et seulement
pour vous, pour être en paix avec lui, pour être son disciple.
Ces deux paraboles
nous invitent alors à nous dépouiller d’abord de nos représentations toutes
faites sur Dieu, à nous dépouiller de ce que nous croyons être le moyen de
devenir disciple du Christ. Elles nous invitent à une relation vraiment
personnelle avec le Christ pour sortir du désir de réussir par la seule force
de nos poignets. La vie spirituelle n’est pas d’abord une affaire d’égo ; elle
est une affaire de réponse confiante à un appel. Comment pourrions-nous croire
en un Dieu qui nous appelle et qui ensuite rendrait le chemin impossible pour
nous ? Si Dieu vous appelle à être ses disciples – et il le fait – , il
vous donne aussi les moyens de réussir à l’être. Il vous donnera de vous
débarrasser de ce qui vous empêche de marcher à sa suite ; il vous donnera
de lutter contre vos péchés, votre découragement. La vie spirituelle n’est pas
question de volonté propre, mais un désir d’amour partagé entre le Christ et
moi.
Quand ce désir
d’amour partagé entre le Christ et nous est réalité, alors il est possible de porter
sa croix pour marcher à la suite de Jésus, parce que nous porterons la
croix que le Christ lui-même a porté pour nous, croix qu’il a vaincu et dont il
nous rendra vainqueur. Mais si nous pensons la vaincre par nos seules forces,
ce sera l’échec, nous ne serons pas dignes d’être disciples du Christ. Nous ne
serons que notre propre maître, notre propre disciple, notre propre échec. Seul
celui qui marche humblement à la suite de Jésus, portant comme lui la croix,
peut être disciple, et disciple sauvé. En Christ seul est la victoire ; en
Christ seul est la gloire. Amen.
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