Mais quelle mouche a bien pu le piquer, Jésus,
pour qu’il agisse et réponde ainsi à cette femme ? Est-ce parce qu’elle
est femme ? Ce n’est pourtant pas la première femme qu’il rencontre, ni la
première femme qui s’adresse à lui pour obtenir une guérison ! Est-ce
parce qu’elle est étrangère ? Ce n’est pas davantage la première étrangère
qui s’adresse à lui pour obtenir une faveur ! Pourquoi faire la sourde
oreille ?
Les disciples de Jésus ne font guère
mieux. Face à cette femme qui implore Jésus en reconnaissant sa seigneurie et
sa filiation davidique (donc sa qualité de Messie, d’envoyé de Dieu), ils ne
demandent pas à Jésus d’intervenir pour des motifs humanitaires, ni pour
montrer sa grandeur et sa force, mais bien parce
qu’elle les poursuit de ses
cris ! Trop, c’est trop : fais quelque chose, mais qu’on ne
l’entende plus ; qu’elle se taise !
Reconnaissons-le : nous avons du mal
à comprendre cette histoire, et le fait qu’elle se finira bien n’y change rien.
Fallait-il que Jésus rappelle à ce moment-là que le salut était d’abord pour
Israël, et que c’est pour son peuple seulement qu’il est venu ? Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de
la maison d’Israël. Jésus ne s’intéresse-t-il donc plus qu’aux gens bien
nés, issus des douze tribus d’Israël ? Devant l’insistance de la femme
prosternée devant lui (Seigneur, viens à
mon secours), la réponse de Jésus n’est-elle qu’un jeu pour éprouver ses
Apôtres (que vont-ils faire, que vont-ils dire si j’agis ainsi ?) ? Il n’est pas bien de prendre le pain des
enfants et de le jeter aux petits chiens. Tout cela n’est-il qu’une manière
d’éprouver cette femme (Jusqu’où ira-t-elle ?) ? Pour les disciples,
nous ne savons pas grand-chose, à part qu’ils sont sensibles des oreilles et
qu’ils veulent que cela s’arrête. La femme, par contre, ne se laisse pas
démonter. Elle reconnaît la primauté d’Israël : Oui, Seigneur ! c’est-à-dire : c’est vrai, Seigneur, mais justement, les petits chiens mangent
les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Autrement dit, il y
en aura bien assez pour tout le monde, sans rien prendre aux premiers. C’est
comme si elle rappelait une évidence : le salut de Dieu déborde toujours ;
la grâce de Dieu est sans frontière, sans limite. Il y en aura forcément un peu
pour les autres, pour ceux qui ne sont pas assis à la bonne table. Une miette
de grâce suffirait pour que ma fille soit guérie ! Sinon pourquoi Jésus se
promènerait-il en pleine zone étrangère, dans
la région de Tyr et de Sidon, bien loin finalement de chez lui ? S’il
vient en terre païenne, n’est-ce pas qu’il a un message pour eux aussi ?
La foi de cette femme étant éprouvée, la
guérison demandée a lieu : Femme,
grande est ta foi ; que tout se passe pour toi comme tu le veux ! Nous
retrouvons là le Jésus que nous aimons bien, celui qui manifeste le salut de
Dieu à tout homme, qu’importe ses origines, qu’importe sa foi première. Si
quelqu’un vient vers Jésus, sachant qu’il peut quelque chose pour lui, il
recevra de lui ce qu’il lui faut. Jésus rappelle aux siens qu’il ne remet pas
en cause la primauté d’Israël dans l’œuvre de salut de Dieu. Paul le redira à
sa manière dans la lettre aux Romains : les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance : Dieu
ne regrette pas d’avoir choisi Israël, il ne revient pas sur les promesses de
salut faites à son peuple. Mais ce salut a été étendu. L’appel d’Israël était
bien d’être lumière pour les nations. Voici que ces nations sont prises à leur
tour dans ce mouvement de miséricorde que Dieu accorde à son peuple. Au bout du
compte, ce que Dieu veut, c’est faire miséricorde à tous ceux qui crient vers
lui. Une miette de grâce suffit pour que tous les hommes soient sauvés.
Ces miettes de grâce nous en usons
liturgiquement dans la prière des fidèles, la prière universelle. En effet, si
nous commençons toujours par prier pour l’Eglise et si nous terminons toujours
par prier pour notre communauté, nous ouvrons toujours cette prière à tous les
hommes. Nous y faisons une place pour ceux qui croient et ceux qui ne croient
pas, pour ceux qui sont comme nous et ceux qui nous diffèrent. Et il est bon
qu’il en soit ainsi. Nous ne pouvons pas nous replier sur nous-mêmes ;
nous ne pouvons pas faire comme si le salut n’était que pour nous qui sommes
nés au bon endroit, partageons « la bonne foi » et que sais-je
encore. Nous les portons devant Dieu parce que nous savons que les miettes de
sa grâce et de sa miséricorde peuvent sauver le monde ; nous les portons
devant Dieu comme nous-mêmes avons été portés devant Dieu pour qu’une miette de
sa grâce change notre vie.
Avec cette Cananéenne, crions vers Dieu
notre détresse. Avec cette Cananéenne, réjouissons-nous que des miettes de
grâce soient tombés de la table du peuple choisi. Pour toutes les Cananéennes
d’aujourd’hui, laissons généreusement tomber de notre table des miettes de la
grâce de Dieu : ne soyons ni des gardiens jaloux de cette grâce, ni des
obstacles à cette grâce de salut que Dieu veut accorder à tous ses enfants. Une
miette de la grâce de Dieu : c’est si peu, c’est beaucoup, c’est tout. Amen.
(Détail d'un dessin de Jean-François KIEFFER, in Mille images d'évangile, éd. Les Presses d'Ile de France)
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