Permettez-moi de commencer par une
histoire vraie. C’est l’histoire de l’enterrement de la dernière impératrice
d’Autriche, la très catholique Zita. Les images d’archives de la télévision
vous montrent le cortège, d’une richesse somptueuse, d’une pompe exceptionnelle
arrivant devant l’église du couvent des capucins où reposent les membres de la
famille impériale. Les portes de celle-ci sont fermées. Un homme frappe
plusieurs coups du pommeau de sa canne. De l’intérieur, une voix lui
demande : « Qui demande à entrer ? » Il répond : « Sa
majesté Zita, impératrice d’Autriche et Reine de Hongrie… » Et il
décline pendant deux minutes tous les titres nobiliaires de la défunte. La voix
– celle d’un moine capucin– lui répond : « Nous ne la connaissons
pas… » Une deuxième fois, l’homme frappe à la porte. La même question
vient de l’intérieur : « Qui demande à entrer ? » Il
répond plus simplement : « Sa majesté Zita, impératrice et
reine ». A nouveau, la voix
répond : « Nous ne la connaissons pas ». Une troisième fois, il
frappe à la porte. A la question : « Qui demande à
entrer ? », il répond : « Zita, une personne mortelle et
pécheresse. » Alors, de l’intérieur la réponse jaillit :
« Qu’elle entre. » Et les portes s’ouvrent.
Ce que le rite de l’église d’Autriche a
compris, c’est bien ce que les béatitudes proclament dans l’Evangile de cette
fête de la Toussaint. Ce qui compte pour Dieu, ce ne sont pas nos mérites, nos
titres de gloire, nos exploits : ce qui compte, ce que Dieu regarde, c’est
le cœur, l’humilité, le désir qui anime notre cœur. Heureux, dit Jésus de
celles et ceux qui savent ainsi, avant eux, faire passer les autres. Heureux
ceux qui ne se gonflent pas d’orgueil, ceux qui savent que tout est don. C’est
la grande leçon de nos amis les saints que nous célébrons aujourd’hui. En
effet, la sainteté à laquelle nous aspirons, nous ne la construisons pas à coup
d’exploits, ni à coup de jeûnes ou de privations, même s’ils sont un bon moyen
de progresser dans l’amour. La sainteté à laquelle nous aspirons, est un don,
un don que nous possédons déjà et que nous devons trouver en nous.
Souvent nous l’oublions, mais nous sommes
saints par notre baptême. C’est le grand enseignement du Nouveau Testament.
Ceux qui reçoivent le baptême et rejoignent les premiers Apôtres s’appellent
les saints, ceux que Dieu a choisis et appelés à marcher à la suite du Christ.
Notre baptême fait de nous des fils et des filles de Dieu, des frères et des
sœurs de Jésus Christ. Et nous le sommes vraiment, comme le souligne encore
aujourd’hui le rituel du baptême. Si nous sommes fils et filles de Dieu, faits
à son image et à sa ressemblance, rachetés à grand prix par la mort et la
résurrection du Christ, alors nous sommes saints comme Dieu lui-même est saint.
Notre vie spirituelle devient dès lors la mise en œuvre de cette sainteté que
Dieu nous offre sans que nous n’ayons rien fait pour la mériter ; et les
béatitudes deviennent le chemin le plus sûr pour y parvenir. En chacune des
affirmations de Jésus, est rappelé le bonheur que Dieu veut et promet à celles
et à ceux qui ne vivent pas repliés sur eux-mêmes, mais restent ouverts aux autres.
Le saint, le chrétien est d’abord quelqu’un qui s’ouvre aux autres, et veille à
construire avec eux, pour eux, un monde plus juste, plus fraternel, plus
humain. Plus nous grandirons en humanité, plus nous grandirons en sainteté. Il
n’y a pas d’autre chemin possible que celui de notre humanité. Les béatitudes
ne sont pas fondamentalement chrétiennes. Elles ne sont religieuses que dans
quelques-unes de leurs conséquences : « ils verront Dieu, ils seront
appelés fils de Dieu… » Mais les chemins qu’elles proposent sont avant
tout des chemins d’humanité, ouverts à tous. Il n’est pas besoin d’être
chrétien, ni croyant pour être pauvre de cœur, doux, capable de compassion, de
miséricorde ; pas besoin d’être chrétien ou croyant pour être un cœur pur,
artisan de paix, avoir faim et soif de justice ou être persécuté pour la
justice ! Ce que le Christ propose dans les béatitudes est donc bien
d’abord un chemin de plus grande humanité pour parvenir au bonheur que seul
Dieu peut proposer. Oui, encore une fois, plus nous serons humains, plus nous
deviendrons saints. Il n’y a donc pas lieu de chercher hors de nous-mêmes ce
que nous deviendrons un jour. Il faut juste retrouver le chemin de notre
humanité pour parvenir à Dieu. Et c’est bien normal finalement, puisque nous
célébrons un Dieu qui a pris, en Jésus, le chemin de notre humanité, pour que
nous parvenions au salut. Nous serons de cette grande foule, cette foule
innombrable dont parle l’Apocalypse lorsque nous aurons lavé le côté sombre de
notre humanité dans le sang de l’Agneau, lorsque nous laisserons le Christ,
vrai Dieu mais aussi pleinement homme, nous purifier vraiment de tout ce qui
nous éloigne des autres et de Dieu.
S’il n’est pas besoin d’être chrétien pour
vivre les béatitudes, alors combien plus un chrétien se doit-il de les mettre
au cœur de sa vie et de son action. Il y a urgence pour chaque croyant à vivre
comme le Christ nous le propose, comme le Christ nous le montre par sa propre
vie. Tous les saints que nous célébrons aujourd’hui ont vécu, d’une manière ou d’une
autre, comme le Christ, entièrement donné aux hommes et à Dieu. Tous les
saints, de leur vivant, ont permis à l’humanité de grandir. Tous les saints,
depuis leur élévation sur les autels, permettent aux croyants de progresser
dans l’accueil des dons que Dieu leur fait. Ils sont la richesse de l’Eglise
parce qu’ils sont autant de chemin pour parvenir au bonheur que Dieu nous
propose. Il y a autant de chemin vers Dieu qu’il y a de saints. Chacun peut
nous apprendre une manière originale de construire notre bonheur. En nous
mettant à leur école, nous pourrons toujours plus nous approcher du Christ, à
la rencontre du Père dans la puissance de l’Esprit Saint. Choisissons d’être
tel que Dieu nous fait : saints pour la gloire de Dieu et le bonheur de
tous les hommes. Amen.