Les torts partagées des deux soeurs.
Bassano, Le Christ dans la maison de Marie, Marthe et Lazare,
1577, Musée des Beaux-Arts, Houston
Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. Si je comprends bien l’affirmation de Jésus, rappelant l’importance d’écouter la Parole de Dieu, j’ai plus de mal avec ce qu’elle a pu engendrer comme excès au cours des temps dans l’Eglise. Elle peut laisser entendre que rien n’est plus important que l’écoute de la Parole du Christ et que le service des frères est second, pour ne pas dire insignifiant. Permettez-moi donc de relire cette page d’évangile et de l’intituler les torts partagés des deux sœurs.
Tout avait plutôt bien commencé. Jésus rend visite à des amis, Marthe et Marie, les sœurs de Lazare, absent ce jour-là. Il vient se reposer, vivre un de ces temps privilégiés dont nous avons tous besoin. C’est un temps gratuit, un temps béni avec des amies. J’aime bien ce récit qui nous rappelle que Jésus s’invite dans notre vie, qu’il veut avoir besoin de nous comme amis. J’aime le fait que Jésus ait envie de se reposer chez moi ; j’aime le fait que je puisse me reposer en Jésus. Le fait qu’il soit Fils de Dieu n’enlève rien à son humanité et à ce besoin très humain d’avoir des amis, c'est-à-dire des personnes sur qui il peut compter pour passer un bon moment, pour souffler, juste être lui. Et nous voyons les deux sœurs heureuses d’accueillir Jésus. L’une, Marie, lui fait la conversation ; l’autre, Marthe, prépare ce qui est nécessaire pour que Jésus profite bien de son passage. Rien que de très normal. Chacune fait sans doute ce qu’elle fait de mieux. Tout le monde n’est pas doué pour la conversation ; tout le monde n’est pas doué pour la cuisine. Le tableau semble idéal. Parmi les nombreuses œuvres d’art représentant cette scène, deux l’ont bien comprise ainsi, montrant une Marie assise près de Jésus, heureuse de l’écouter, et une Marthe en cuisine, plumant allègrement volailles diverses et préparant des mets délicieux en quantité. Admirez le tableau de Bassano (Le Christ dans la maison de Marie, Marthe et Lazare) ou celui de Pieter Artsen (Marthe préparant le repas) et vous verrez qu’il n’y a nulle tension entre les deux sœurs : chacune fait avec plaisir ce qu’elle sait faire. Nous devons bien comprendre qu’il n’y a pas de mal à s’affairer en cuisine pour bien recevoir un invité ; il n’y a rien de mal non plus à prendre du temps avec lui, pour l’écouter et échanger les dernières nouvelles. Quiconque aime recevoir et faire plaisir sait que ce sont là les deux choses essentielles à faire lorsqu’on reçoit. Alors pourquoi l’histoire dérape-t-elle ?
Pieter Artsen, Marthe préparant le repas,
16ème siècle, Musée de Toulon
Luc, qui nous rapporte cette rencontre, nous dit que Marthe vient se plaindre auprès de Jésus : Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider. Voici que le service qu’elle a choisi de rendre lui pèse. Pourquoi est-ce à moi d’être en cuisine ? Pourquoi l’autre, là, ne fait-elle rien ? Elle papote pendant que je déplume, nettoie et cuit ? Le premier tort de Marthe, c’est de ne plus accepter le rôle qu’elle a choisi. Elle veut faire autre chose. Son second tort, c’est de s’en plaindre à Jésus, comme si Marie lui était devenue étrangère. Pourquoi ne pas s’adresser simplement à Marie ? Lui aurait-elle refusé un coup de main nécessaire ? Elle ressemble à ces parents qui se disputent au sujet d’un enfant : tu diras à ton fils que… Pardon ! tu ne peux pas le lui dire toi-même ? C’est aussi ton fils, non ? Vous comprenez la situation… Marthe nous rappelle toutes ces fois où, dans notre vie, humaine ou spirituelle, nous envions trop les autres et ne reconnaissons plus la chance que nous avons d’être nous. Il y a des gens qui veulent tellement vivre la vie des autres, que la leur, leur devient insupportable ! Et ce serait alors à un tiers de régler ce souci. C’est l’Etat qui doit faire des lois qui abolissent toutes les différences pour que je ne sois pas singularisé ; c’est l’école qui doit mettre tout le monde sur un pied d’égalité même si c’est au prix d’un nivellement vers le bas ; c’est l’Eglise qui doit se réformer pour que l’impossible devienne possible ! Bref, c’est à un autre de faire en sorte que soit acceptable pour moi ce que je ne supporte plus. Le tort de Marie, parce que je crois bien qu’elle en a un aussi, c’est de ne pas avoir remarqué que sa sœur en faisait trop ou qu’elle avait besoin d’un coup de pouce. J’aurais bien vu le moment où Marthe et Marie, d’un commun accord, échange leur place : Marthe prenant le temps d’échanger quelques mots avec Jésus et Marie surveillant les plats préparés par sa sœur pour que rien ne déborde ni ne brûle. C’est peut-être un détail pour vous, mais ça ne mangeait pas de pain de faire ainsi, et surtout, cela aurait préservé l’esprit fraternel que Jésus était venu chercher.
Rappeler ce détail me permet de ne pas rejoindre la cohorte de prédicateurs qui ont fait l’éloge de Marie et le malheur de Marthe. Parce qu’à trop appuyer la réponse de Jésus, on risque d’aboutir à un travers trop bien connu et dont nous avions déjà un aperçu dimanche dernier, dans la parabole du bon samaritain. Le prêtre et le lévite, trop plein de Dieu, n’ont pas vu Dieu qui agonisait dans l’homme blessé. C’est un risque réel, quand on comprend mal la vie spirituelle, d’oublier les pauvres à force de se fondre en méditation et en prière. Marie a bien fait de se consacrer à Jésus, mais elle aurait dû aussi rester attentive à sa sœur. Marthe a bien fait de s’affairer en cuisine, car même si l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu, un bon rôti ou un bon gigot, c’est quand même pas mal aussi ! Mais elle n’aurait pas dû se plaindre « en haut lieu » de quelque chose qui ne concernait qu’elle et Marie. D’où le titre que j’ai donné à ma relecture : les torts partagés des deux sœurs.
Je
me refuse finalement à choisir Marie contre Marthe et vice-versa. Les deux ont
leur importance. Dans ma vie spirituelle, la prière, l’écoute de la Parole de Dieu
sont aussi importantes que le service du frère. C’est une question d’équilibre
pour que ma prière ne devienne pas une fuite du monde et que ma charité ne soit
pas juste une activité coupée de sa source. Les grands ordres religieux l’ont
bien compris, eux qui ont équilibré, même dans la temporalité d’une journée Ora
et Labora : la prière et le travail. Je l’ai compris en méditant un
tableau de Maurice Denis. Il représente Marthe et Marie, attablées avec le Christ,
dans un tableau étrangement eucharistique. Jésus a devant lui un calice, Marie
est en attitude d’écoute et Marthe apporte un plateau de pains : tout ce
qu’il faut pour l’eucharistie, ce sacrement qui fait du fruit de la terre et du travail des hommes, le pain de
la vie et le vin du Royaume. En chacun de
nous doivent cohabiter Marthe et Marie pour que le Christ soit toujours bien
reçu et bien écouté. Ainsi il pourra toujours se reposer en nous, et nous en
lui. Et toute notre vie sera eucharistie. Amen.
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