Il
y a un risque certain avec ces paraboles que nous connaissons sur le bout des
doigts, et ce risque est celui de passer à côté d’un détail, parce que nous n’écoutons
que d’une oreille distraite un texte dont nous pensons tout savoir. C’est
particulièrement vrai avec cette parabole du jugement dernier rapporté dans l’évangile
de Matthieu. C’est la dernière parabole
de Jésus avant que ne commencent les événements de la Passion. Elle termine
tout un ensemble de paraboles sur le Royaume et le jugement à venir. En ce
sens, elle devient comme le résumé de ce long discours de Jésus, comme ce qu’il
faut en retenir absolument.
L’histoire,
en elle-même, ne pose pas de problème de compréhension. Jésus, présenté comme
le Fils de l’Homme, vient pour prononcer le jugement sur toutes les nations. Il
effectue pour cela une séparation qui est loin d’être arbitraire : d’un
côté, les brebis, les bénis du Père, ceux qui ont vécu selon l’esprit de l’Evangile ;
de l’autre, les chèvres, les maudits, ceux qui n’auront vécu que pour eux.
Saint
Matthieu note la surprise des deux camps à l’énoncé du jugement ; surprise
identique de surcroît : quand,
Seigneur, t’avons-nous vu ? Et c’est là que les choses se compliquent.
Si la parabole s’adresse uniquement à des croyants, il est difficile de
comprendre comment certains peuvent être ainsi surpris, puisqu’ils avaient en
main, à travers l’Evangile et le témoignage des communautés, tout ce qu’il
fallait pour bien se préparer à ce jour, pour reconnaître ce qu'ils avaient à
faire durant leur vie pour échapper à la sévérité du jugement. Le croyant
aurait reconnu de suite le Christ et n’aurait pas manifesté de surprise. De plus,
comment comprendre que des croyants au Christ puissent n’être pas sauvés ?
Il n’y aurait donc pas d’automaticité en matière de salut ? Le simple fait
d’être baptisé ne procurerait donc pas automatiquement le salut ?
C’est
là que les petits détails ont leur importance. Certes, cette parabole, Jésus l’adresse
à ses disciples ; mais dans la parabole, il ne parle pas que de ses
disciples. Il parle bien de toutes les
nations. On peut donc en conclure que cette parabole s’adresse à tous,
quelle que soit leur origine, leur foi ou leur non foi d’ailleurs. Et si la
parabole s’adresse bien à toutes les nations, nous avons alors une nouvelle clé
de lecture. Tous les peuples de la terre sont rassemblés devant le Christ,
qu’ils aient pu connaître ou non, sa parole de vie. Et tous les hommes, quelles
que soient leurs opinions religieuses, sont jugés sur le même critère : non
pas sur ce qu’ils auront dit ou pas de Dieu, de Jésus et de l'Esprit Saint,
mais sur ce qu’ils auront vécu, concrètement, au jour le jour : l’attention
et le partage envers les plus pauvres. Sans le savoir, nous dit cette parabole,
les hommes, qu’ils aient connu ou non le Christ, mais qui ont passé leur vie à
se mettre au service des autres, ont en fait servi le premier de tous, le
Christ lui-même, présent au cœur de la vie de tout un chacun. Le frère et le
partage deviennent les sacrements du Christ, les signes de sa présence dans le
monde, les signes de sa présence en tout homme. Ce n’est peut-être pas pour
rien que l’Eucharistie est le sacrement qui fait l’Eglise puisque elle est le
lieu où Dieu se donne, où Dieu se partage dans la Parole et le Pain rompu, nous
invitant à faire de même avec chacun de ceux que nous croisons. Il n’y a de vie
de foi que partagée et donnée ; il n’y a de vie véritablement humaine que
partagée et donnée.
Croyants,
nous sommes donc concernés par cette parabole, faisant partie nous aussi de
cette multitude qui attend son jugement. Notre seule appartenance à l’Eglise de
Jésus Christ ne suffit pas. Certes, c’est la foi en Jésus, mort et ressuscité,
qui nous sauve ; mais, autant Paul que Jacques nous rappellent, à la suite
du Christ Jésus, que notre foi nous engage et nous donne une responsabilité
envers nos frères. Le baptême ne nous dispense pas de vivre notre foi au quotidien,
bien au contraire. Reconnaître le Christ, Roi de l’univers, c’est reconnaître
que tout pouvoir sur terre est d’abord service, puisque lui, le premier, a
ouvert ce chemin, puisque lui nous a assuré de sa présence au cœur du monde, au
cœur de notre vie. Le service du frère ne peut donc en aucun cas être
optionnel. Il est une conséquence de la foi que nous proclamons. Dire sa foi, c’est
bien sûr la proclamer dans les symboles de foi ; mais c’est aussi et
surtout la proclamer par notre vie conforme à l’esprit des mots que nous
proclamons.
Que
cette Eucharistie, partagée entre tous, nous rappelle toujours que dans le
Royaume annoncé par Jésus, le plus grand est celui qui se met au service de ses
frères, dès maintenant, dès ici-bas, pour la gloire de Dieu et le salut de
tous. AMEN.
(Image de Jean-François KIEFFER, Mille images d'évangile, éd. Presses d'Ile de France)
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