Des
questions me taraudent lorsque je lis les événements de la Passion : toute
cette mise en scène a-t-elle portée les fruits attendus par ceux qui ont déclenché
ce drame ? Le grand-prêtre et son Conseil ont-ils dormi du sommeil du
juste cette nuit-là ? Et nous,
dormirons-nous mieux de savoir que Dieu est mort sur la croix ? Aurons-nous
un sentiment de plus grande liberté maintenant que l’empêcheur de croire
en rond n’est plus là pour nous rappeler que l’Alliance de Dieu nous engage et
nous oblige ? Quand l’homme se débarrasse de Dieu, sa vie est-elle meilleure ?
Certains l’ont cru à travers l’histoire ;
certains croient même que Dieu serait l’empêcheur de vivre, l’empêcheur de s’épanouir,
l’empêcheur d’être libre. Il faut que l’homme chasse Dieu de sa vie, qu’il le
relègue aux oubliettes de son histoire, qu’il le range au rayon « exotisme
dépassé et inutile » de ses musées. Ils pensent même que l’homme ne sera
pleinement adulte qu’une fois libéré de cette figure tutélaire encombrante. Ne pouvant
pas prouver Dieu rationnellement, ils rejettent l’idée même de Dieu et de tout
ce qui va avec. L’homme pourrait se sauver lui-même si toutefois il avait besoin
d’être sauvé.
Les événements de la Passion que
nous venons d’écouter nous montrent un homme, Jésus, rejeté, abandonné, livré.
Pour ses accusateurs, il n’est qu’un homme qui s’est pris pour Dieu. Au nom de Dieu,
il faut l’éliminer ! Il faut protéger Dieu de toute atteinte extérieure. Comme
si Dieu avait besoin des hommes pour cela ! Ils sont convaincus de leur
bon droit ; ils sont convaincus d’agir en faveur de Dieu, pour préserver
leur religion, pour préserver leur peuple. Ils mêlent Dieu à une sombre histoire
de jalousie en pensant le servir ainsi. En fait, ils se servent de Dieu ;
à tel point qu’ils ne comprennent pas qu’en mettant cet homme à mort, c’est Dieu
lui-même qu’ils font mourir. Et pas uniquement parce que Jésus est Fils de Dieu.
Non, ils font mourir Dieu parce qu’ils se servent de lui et détournent le droit
et la justice. Si le procès avait été juste, cet homme, Jésus, aurait été
libéré. Pilate lui-même ne reconnaît-il pas qu’il n’y a aucun motif de condamnation
à mort ? Même s’ils ne reconnaissent pas en Jésus celui que Dieu a envoyé
dans le monde pour le sauver, ils font mourir Dieu parce qu’ils se servent de
lui au lieu de le servir. C’est la grande tentation de l’homme. Il ne veut pas
d’un Dieu qui le hisserait à sa hauteur ; il accepte juste un Dieu qu’il
peut rapetisser à hauteur d’homme pour que surtout Dieu ne le dérange pas.
Quand l’homme ne laisse plus Dieu être
Dieu, quand l’homme se fait un Dieu à sa taille, quand l’homme ne sert plus Dieu,
alors arrive ce que nous avons contemplé lors de la Passion : les
criminels sont préférés aux justes, le mensonge est préféré à la vérité, la
liberté de faire ce que je veux est préférée à la vraie liberté : celle
que Dieu me donne quand il m’offre d’entrer en alliance avec lui. Quand l’homme
ne laisse plus Dieu être Dieu, alors Dieu meurt… et l’homme est livré à
lui-même, c’est-à-dire au pire qu’il y a en lui. N’y a-t-il donc plus d’espoir ?
Quand Jésus meurt en croix, c’est
certes Dieu qui meurt, mais Dieu qui s’est livré lui-même à la mort en acceptant
cette parodie de justice, en allant jusqu’au bout du chemin des hommes, en
allant jusque-là, sur le bois de la croix. Il aurait certes pu sauver l’homme
autrement, mais il a voulu affronter le Mal et la Mort, obstacles ultimes au
règne de l’Amour et de la Vie véritable. Si l’homme apprend à regarder, il
verra dans ces événements de la Passion plus que la mise à mort d’un gêneur. Si
l’homme apprend à regarder, il verra dans la croix l’arbre de vie plus fort que
l’instrument du supplice. Si l’homme apprend à regarder, il verra que, s’il a
voulu se servir de Dieu, c’est Dieu en fait qui servait l’homme et son salut
tout au long de ce procès, de cette agonie et dans cette mort. Les gestes du Jeudi
Saint prennent leur force dans cette croix dressée, dans ce corps souffrant :
voici le corps, voici le sang réellement versé pour le salut du monde. Si l’homme
sait regarder et patienter, il verra la puissance de vie qui est en Dieu. Pour
l’heure, il y a ceux qui se réjouissent : l’histoire Jésus est terminée ;
et il y a ceux qui pleurent un fils, un maître, un ami.
Dieu est donc mort sur la croix !
Mais pour ceux qui ont provoqué cette mort, qu’est-ce qui a changé ? L’occupant
romain est toujours là ; ils ne sont pas plus libres qu’avant. Ils ne seront
pas davantage plus tranquilles : ils ont fait libérer un séditieux. Et pour
nous, qu’est-ce que cela va changer ? En quittant cette église, que
ferons-nous de ce Jésus qui a donné sa vie pour nous ? Cette célébration
aura-t-elle été une parenthèse dans notre journée ou marquera-t-elle le début
de quelque chose de neuf dans notre vie ? Laisserons-nous Dieu là, bien
fixé sur la croix, ou le prendrons-nous avec nous dans notre quotidien ?
Allons-nous nous servir de lui ou commencer à le servir pour qu’enfin le monde
change ? Plus que jamais résonnent ces paroles laissées par Dieu à son
peuple au désert : Je mets devant
toi la vie et la mort, le bonheur et le malheur : choisis ! Amen.
(Enluminure de Frère Jacques)
(Enluminure de Frère Jacques)