Les révélations successives des abus qui
ont eu lieu dans l’Eglise, et qui ont plongées celle-ci dans une crise sans
précédent, n’ont pas manqué de souligner l’une des causes de ces abus : le
cléricalisme. Et tous, depuis, de proposer leur solution pour lutter contre cette
dérive insupportable ! Un lecteur (protestant quand même) du journal La
Croix proposait ainsi, dans un courrier, sa manière, voire la seule manière, de
lutter contre le cléricalisme, à savoir : supprimer le clergé. Plus de clergé,
plus de cléricalisme ! C’est mathématique, donc scientifique, donc inattaquable
comme méthode. Je peux concevoir aisément que pour certains, ce serait là une
solution de bon sens ; mais vous ne vous étonnerez pas que je ne partage
pas, mais alors absolument pas, cet avis. Je vous laisse deviner pourquoi, si d’aventure
quelque doute subsistait dans votre esprit. Je voudrais donc vous proposer une
autre voie, ancienne celle-là, qui aurait dû nous éviter à tous de tomber dans
ce travers mortifère. Cette réponse, c’est l’évangile de Jean, et
particulièrement son chapitre 21 dont nous avons entendu l’essentiel.
Passons rapidement sur la première partie,
l’épisode de la partie de pêche qui se conclut au petit matin par des filets
vides… jusqu’à ce qu’un inconnu interpelle les pêcheurs : Les enfants, auriez-vous quelque chose à
manger ? La réponse négative qui suit, entraîne une suggestion,
certains diront un ordre, qui, à sa mise en œuvre, se révèle particulièrement judicieux
et fructueux. Ils n’arrivaient pas à
tirer [le filet] tellement il y avait de poissons. Cela suffit pour qu’un
des compagnons reconnaissent Jésus. Il y a là un premier indice à suivre, et
qui se vérifiera rapidement par la suite, pour lutter contre le cléricalisme :
obéir à Jésus qui peut se manifester à nous de diverses manières, sans même qu’on
le reconnaisse d’emblée. Il est cette voix qui nous dit comment réussir, où
chercher, où trouver. Obéir à Jésus, à sa parole, qui jamais ne se trompe et
jamais ne nous trompe. Sans doute l’avions-nous oublié, empêtrés que nous
sommes quelquefois dans nos fonctionnements, dans nos programmes, dans nos
idées, dans nos chapelles, dans nos mouvements… Obéir au Christ qui, au soir du
Jeudi Saint, nous a laissé deux signes qui étaient d’abord et avant tout des
signes de service : l’eucharistie et le lavement des pieds. Dans ces deux
signes, dans ces deux sacrements, nulle place pour du cléricalisme, puisque
nous agissons sur ordre du Christ, et à la manière du Christ, à savoir dans l’amour.
Quand nous prenons le parti d’agir par amour et dans un esprit de service, il n’y
a pas de risque de verser dans ce travers qui est pointé du doigt, ni de la
part des prêtres, ni de la part des laïcs qui œuvrent avec eux et qui sont
parfois plus cléricaux que les membres du sacerdoce.
Ceci étant posé, attardons-nous sur la figure
de Pierre qui, dans l’évangile de Jean, n’est pas gâtée. Comme il est le seul
disciple qu’on ne peut jamais identifier au disciple
que Jésus aimait, certains en sont même venus à se demander s’il n’était
pas le disciple que Jésus n’aimait pas. Après tout, à part une profession de
foi posée au moment de la multiplication des pains, Pierre est quand même dans
l’évangile de Jean, celui qui fait toujours ce qu’il ne convient surtout pas de
faire, pris au piège par un tempérament sanguin, et qui de surcroit n’a pas été
appelé par Jésus, au début de sa mission. Il est un peu là par hasard, suivant
sans doute son frère André qui, lui, a été appelé. Pierre est le disciple qui n’a
pas su être disciple, qui n’a pas su aimer Jésus, et qui l’a finalement renié. Cette
rencontre entre Jésus et Pierre, après la résurrection, est donc tout à fait
capitale pour les deux. Que va faire Jésus de celui qui n’a pas osé prendre son
parti au moment du procès ? Que va dire Pierre ? Va-t-il se confondre
en plates excuses ? Va-t-il tenter de se justifier ? Jésus ne lui en
laissera pas le temps. Il l’interroge : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu vraiment, plus que ceux-ci ? C’est
peu diplomate, mais cela a l’avantage d’être clair. Alors pourquoi avons-nous l’impression
d’assister à un dialogue de sourd qui va se répéter encore deux autres fois ?
Parce que la réponse de Pierre ne correspond pas à la demande de Jésus. Le français
nous est ici un piège puisqu’il n’a qu’un mot pour parler de l’amour. Or le
grec, la langue du Nouveau Testament, en connaît trois : eros (pas la
peine de s’étendre sur le sujet), philia (l’amour d’amitié) et agapè (l’amour
don de soi absolu). Les deux premières questions posées par Jésus utilise le verbe
aimer au sens d’agapè, de don total, et Pierre répond par l’amour philia (l’amitié).
Quand je vous disais qu’il était toujours à côté de la plaque. La troisième fois,
Jésus adopte la posture de Pierre et utilise l’amour philia : les deux
peuvent se rejoindre enfin. Il nous est dit là d’une part qu’il y a deux
manières d’exprimer l’amour que l’on a pour Jésus, et que Jésus peut se
contenter d’un amour d’amitié, pour commencer. Il n’exige pas tout, tout de
suite. Mais il faut commencer par l’aimer, au moins comme un ami aime ses amis
pour que quelque chose puisse exister. Nous constatons aussi que Jésus interroge
Pierre mais se garde bien de dire à Pierre qu’il l’aime. Non pas que Jésus n’aime
pas Pierre ; tout cet épisode nous montre l’amour de Jésus pour celui qui,
jusqu’à présent, n’a pas su être authentiquement disciple : il lui confie
le troupeau, par trois fois. Sois le
berger de mes agneaux ; sois le pasteur de mes brebis ; sois le
berger de mes brebis. S’il ne l’aimait pas, il ne l’aurait pas fait. Jésus,
en demandant à Pierre d’exprimer son amour, rend celui-ci sujet de cet amour qu’il
porte au Christ. Il le fait ainsi devenir disciple, pleinement, volontairement.
En disant son amour, Pierre choisit d’être disciple de Jésus. Il y a là un deuxième
indice pour nous libérer du cléricalisme : choisissons-nous Jésus parce
que nous l’aimons ou parce que lui nous aime (sous-entendu nous n’aurions plus
le choix de l’aimer ou pas, et n’ayant plus le choix, qu’au moins nous ayons
des compensations : profitons-en !). Aimons-nous Jésus, au moins de cet
amour d’amitié, sachant que Lui pourra nous aider à grandir dans l’amour ?
Regardez ce même Pierre dans le Livre des Actes des Apôtres. Il aime plus que d’un
simple amour d’amitié puisqu’il est tout
joyeux d’avoir été jugé digne de subir des humiliations pour le nom de Jésus. Il
y a déjà quelque chose de l’amour agapè dans cette attitude.
Regardons d’un peu plus près encore et
écoutons bien ce que dit Jésus à Pierre après que celui-ci ait confessé son
amour : sois le berger de mes agneaux ;
sois le pasteur de mes brebis ; sois le berger de mes brebis. MES
agneaux, MES brebis, et non pas sois le berger de TES agneaux et de TES brebis.
Pierre se voit confier un troupeau qui n’est pas, et ne sera jamais, le sien. Il
est, sera et restera toujours le troupeau de Jésus, le seul vrai pasteur, le
seul prêtre véritable, le seul à qui reviennent la louange et l’honneur, la gloire et la souveraineté pour les siècles
des siècles. Parce qu’il est le seul Agneau
immolé pour le salut de tous. C’est lui, Jésus, qui sauve par son sacrifice ;
c’est lui, Jésus, qui se rend présent dans le pain et le vin consacrés ; c’est
lui, Jésus, qui guide aujourd’hui encore son peuple vers le Royaume où il est
entré le premier au matin de sa Pâque. Ni Pierre, ni aucun de ses successeurs,
ni aucun de ses collaborateurs, n’est et ne sera jamais le Christ. Il est, et
nous sommes à sa suite, ceux qui reçoivent le troupeau en héritage pour le
nourrir et le protéger (rôle du berger), le guider et le conduire (rôle du
pasteur), mais nous-mêmes agissant sous le regard du Christ, nous-mêmes étant
comptables devant le Christ. Voilà qui devrait achever de soigner cette maladie
du cléricalisme : nous souvenir que si nous sommes placés à la tête du troupeau,
nous sommes toujours aussi sous l’autorité du Christ, seul et unique pasteur. Sans
lui, nous ne sommes rien ; avec lui, nous pouvons tout pour la croissance
et le bien du peuple, parce que lui-même agit en nous, et non pas nous à sa
place. Nous sommes les serviteurs et du Christ qui nous a confié son troupeau,
et du troupeau que nous devons conduire. Serviteurs et non propriétaires !
Celui qui agirait en propriétaire et non plus en serviteur ne serait qu’un mercenaire,
tel que Jésus lui-même l’affirme au chapitre 10 de l’évangile de Jean. Le troupeau
n’a ni à suivre, ni à écouter un mercenaire ; il doit tout faire pour s’en
protéger.
Pierre,
m’aimes-tu ? Tout
est dans cette question ; tout était donné dès le commencement de l’aventure.
Si en cours de route, certains ont trompé le peuple de Dieu, ont trompé Dieu lui-même,
c’est par profond manque d’amour. Ils ne se sont pas donnés au peuple, ils se
sont donnés, accaparés un peuple qui ne leur était pas destiné. Ils n’ont donc
pas entendu la parole finale de Jésus à Pierre au terme de ce questionnement :
Suis-moi. Enfin, pourrait-on dire au
sujet de Pierre. Quand l’évangile de Jean se termine, il est enfin invité à
suivre Jésus. Parce que l’amour, même d’amitié qu’il a proclamé en faveur de Jésus,
le rend capable de commencer à être disciple, avant que l’amour agapè ne le
rende capable d’être l’Apôtre que nous contemplons dans les Actes. Apprenons de
Pierre à dire à Jésus notre amour sincère pour lui et nous serons tous, quel
que soit notre état, quelle que soit notre mission, ajustés à Jésus pour ne
jamais tomber dans le cléricalisme qui nie tout amour. Apprenons de Pierre qu’il
n’est jamais trop tard pour bien aimer Jésus, pour bien aimer ceux qu’il met
sur notre route. Apprenons de Pierre et comme lui, commençons à aimer. Amen.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire