Avez-vous
remarqué que les deux fois où Jésus parle de la volonté de Dieu que nous avons
à vivre, il emploie une parabole qui implique un père et deux fils ? En
Matthieu, c’est la parabole que nous venons d’entendre ; en Luc, il s’agit
de la parabole du fils prodigue. Un père, deux fils…
Cette
manière de placer les personnages est révélatrice d’une certaine pédagogie de
la part de Jésus. D’abord, ce père et ses deux fils nous rappellent que notre
rapport à Dieu est un rapport de filiation. C’est tout à fait fondamental. Si
Jésus avait raconté, au sujet de la volonté de Dieu à accomplir, l’histoire
d’un maître et de ses serviteurs, cela n’aurait pas eu le même impact. Nous ne
sommes pas face à Dieu comme des serviteurs face à leur maître. Et Dieu n’est
pas pour les hommes un maître, capricieux ou non. Dieu est un Père, qui nous
aime et nous reconnaît comme ses enfants. De là vient, selon moi, l’exigence
d’une volonté à accomplir. Si je me situe comme serviteur face à Dieu, je me
situe comme quelqu’un qui prend ses ordres auprès de lui. Or, la volonté de
Dieu, ce ne sont pas des ordres à accomplir, mais un chemin à suivre. Un fils
est toujours invité à mettre ses pas dans les pas de son père, tout en
conservant sa liberté, sa manière originale de répondre à la demande de son
père ; un fils peut, et doit, faire preuve d’une certaine liberté dans sa
manière d’accomplir ce que son père attend. Un serviteur n’a qu’à obéir et tout
ira bien pour lui ; à la limite, il n’a même pas besoin de réfléchir au
pourquoi du comment : il fait ce qu’on lui demande, un point c’est tout.
Cela peut sembler plus confortable à certains, mais cela est bien moins
enviable comme position.
Mais
allons plus loin : Jésus parle bien d’un père et de deux fils. Pour asseoir la question de la filiation, un fils aurait
suffi. Pourquoi parle-t-il, dans les deux paraboles, d’un père et de deux fils ? Parce que la liberté
qui est celle du fils peut l’entraîner à faire le contraire de ce que veut le
père. Face à la volonté de Dieu, il y a deux attitudes possibles dès lors que
nous comprenons que nous ne sommes pas serviteurs mais fils. Encore une fois,
là où le serviteur aurait juste à obéir, le fils doit prendre une
décision : suivre son père… ou pas. Deux fils, parce que deux choix
possibles. Quand Dieu invite, je peux répondre oui (un fils) ou non (un second
fils). Il n’y a pas d’autre alternative, sinon il y aurait eu un troisième
fils ; j’en suis convaincu. Un père, deux fils, parce que lorsque Dieu
m’appelle, je n’ai que deux possibilités : oui ou non. Il n’y a pas de
peut-être dans un lien de filiation. Ou tu es fils et tu te montres fils ;
ou tu es fils, mais tu refuses de l’être vraiment et tu prends des libertés
face à ce que ton père attend de toi.
Faisons
encore un pas de plus. Dans la parabole de ce dimanche, il y a un fils qui dit
oui à son père et qui finalement ne fait pas ; et un fils qui d’abord se
révolte contre son père mais qui finalement se ravise et fait ce qui est
attendu de lui. Dans la parabole du fils prodigue, vous avez le même
schéma : le jeune fils veut s’affranchir de son père en réclamant sa part
d’héritage et en vivant sa vie. Il ne veut plus être d’abord le fils de son
père ; il veut être libre à sa manière. L’aîné, lui, a toujours été le bon
fils, qui est resté prêt de son père jusqu’à en oublier de vivre. Lorsque le
jeune fils revient, l’aîné rentre dans une colère qui manifeste qu’il a joué au
gentil fils, mais qu’il ne se considère pas comme tel : Voilà tant d’année que je te sers sans avoir
jamais désobéi à tes ordres. Il se situe lui-même comme un serviteur, en
employant le vocabulaire d’un serviteur. Dur, dur de situer en fils véritable
face à l’amour de Dieu pour nous.
Un
père, deux fils… et nous ! Nous avons à apprendre cette filiation, à
accepter d’avoir été fait gratuitement fils et fille de Dieu par notre baptême.
En un geste extraordinaire, Dieu nous recevait, nous adoptait comme ses
enfants, lorsque le prêtre nous imposait les mains. Fils et fille de Dieu nous
le sommes donc ; mais fils et fille de Dieu, nous avons à le devenir
chaque jour, à accepter de l’être en sortant d’un rapport marchand ou servile
avec Dieu. Nous devenons fils et fille de Dieu lorsque nous comprenons la
paternité de Dieu, et que nous acceptons que Dieu ne nous veuille aucun mal, au
contraire. Il a livré son Fils, qui a laissé sa filiation pour devenir
serviteur et mourir sur une croix. Ce faisant, il a été élevé plus haut que tout. Dieu lui a rendu sa dignité de
fils en le ressuscitant des morts. C’est en lui que nous devenons fils et fille
de Dieu désormais. D’où l’invitation de Paul à toujours rechercher l’unité. Notre filiation divine nous ouvre à la
fraternité avec Jésus ; puisque nous tenons tout de lui et de son
sacrifice, nous devons vivre comme lui pour assumer pleinement notre filiation.
Un
père, deux fils… et nous ! Il y aura toujours deux fils dans ces
paraboles, parce qu’au fond, il s’agit d’abord du Père et de nous et que nous
avons en nous une part de chaque fils. Nous sommes, selon les circonstances,
l’un ou l’autre fils, mais toujours nous avons à devenir comme le Fils unique.
Ce n’est pas de l’humilité que de vouloir se considérer serviteur alors que
nous sommes appelés à être fils. De grâce, acceptons notre filiation divine
pour que Dieu reste Père, à tout jamais. Amen.
(Image de Jean-François KIEFFER, in Mille images d'évangile, éd. Les Presses d'Ile de France)