Nous
avons changé d’évangéliste, parcourant pendant les cinq semaines à venir
l’évangile de Jean, mais nous n’avons pas changé de décor. Nous sommes bien
après la première mission des disciples ; à leur retour, Jésus les a
invités à l’écart, mais la foule les a devancés sur l’autre rive. Jésus a
enseigné la foule et vient le temps où les estomacs crient famine. Cela devait
bien arriver : la foule ne fait que suivre Jésus ; cela fait un
moment que les gens sont partis de chez eux ; nous sommes dans un endroit
désert. Forcément il fait faim ! Que va faire Jésus ?
La
solution la plus raisonnable serait sans nul doute de renvoyer les gens chez
eux. C’est bien de suivre Jésus ; mais initialement, il voulait quand même
offrir un temps de repos à ses disciples. Et sans doute lui-aussi pourrait-il
souhaiter quelques temps plus tranquille. C’est bien la foule, mais il y a des
limites ! Oui, Jésus pourrait renvoyer chacun à sa maison, en rappelant au
passage que, la prochaine fois, ce serait bien de penser au casse-croûte !
Je ne sais pas pour vous, mais moi, c’est ce que j’aurais fait.
Mais
voilà, Jésus n’est pas raisonnable à notre manière. Ces gens n’ont rien, ils
sont comme des brebis sans berger. Il
ne peut pas les renvoyer. Le problème, c’est que les disciples n’ont pas
davantage de quoi nourrir toute cette foule. Souvenez-vous, ils reviennent de
mission, ils voulaient se reposer un peu ! Il semble même qu’en traversant
le lac, ils n’aient même pas pensé à jeter les filets ! Ils auraient au
moins eu un peu de poisson. Mais là, rien ; même pas un quignon de pain
rassis. La question de Jésus à Philippe oblige à ouvrir les yeux : Où pourrions-nous acheter du pain pour
qu’ils aient à manger ? André, sans doute un peu plus dégourdi, a
rapidement fait le tour des popotes : il n’a trouvé que cinq pains d’orge et deux poissons qu’un
jeune garçon a pensé à prendre ; à moins que ce ne soit sa maman qui ait
pensé que son garçon aurait certainement faim à un moment de la journée. Mais qu’est-ce que cela pour tant de
monde ? Même pas de quoi boucher une dent creuse pour chacun des cinq mille hommes présents. Et pourtant,
chacun va manger à sa faim et il y aura même des restes : douze paniers sont remplis à la fin du
repas. Comment cela a-t-il pu se faire ?
Cela
a pu se faire parce que Jésus était là, parce qu’il avait le souci de cette
foule qu’il a d’abord longuement
enseigné. Comment aurait-il pu la renvoyer alors qu’elle vient à lui,
reconnaissant en lui celui qui peut quelque chose pour elle ? Il ne la
nourrit pas pour se mettre en avant, ni pour briller devant les hommes. Il
nourrit cette foule parce que cette foule pourrait aller à sa perte s’il ne
s’en occupait pas personnellement. Il nourrit cette foule pour lui faire
découvrir qu’il y a un pain plus important encore qui peut nourrir les hommes à
volonté et pour toujours : le pain de la Parole de Dieu. Il nourrit cette
foule pour rappeler que Dieu s’occupe toujours de son peuple ; il l’a fait
jadis du temps d’Elisée ; il le refait aujourd’hui par Jésus. Il le fait
pour nous au cours de chaque eucharistie que nous célébrons. Avec Jésus, nous
ne manquons de rien. Quand Jésus donne, il donne largement ; un jour, il
donnera sa vie pour tous. C’est cela qui est annoncé par ce signe des pains
multipliés : l’immense amour de Dieu pour nous et sa prévenance pour tant
d’hommes et de femmes qui cherchent un sens à leur vie. Cet amour de Dieu pour
les hommes conduira Jésus sur la croix ; il sera alors pour tous, et pour toujours, le pain rompu et
partagé, donné pour la vie de tous les hommes jusqu’au jour où Dieu les recevra
tous à sa table. Avec cette première multiplication des pains, Jésus nous
invite déjà à la table de son Père, et Dieu lui-même sert aux hommes le pain
qui donne la vie. La foule était comme
des brebis sans berger ? Elle a trouvé en Jésus un pasteur qui prend
soin d’elle, qui nourrit son esprit, qui nourrit son corps. L’amour de Dieu
pour les hommes manifesté en Jésus nous fait vivre, tout simplement. Ces cinq
pains et ces deux poissons partagés nous montrent ce que peut faire l’amour de
Dieu pour nous ; il nous faut juste y consentir, comme ce jeune garçon a
consenti à livrer ces pains et poissons à Jésus pour qu'il les
distribue à tous. Et nous découvrons que, si Dieu nous aime, nous devons consentir
à son amour pour que le miracle puisse avoir lieu.
Quand
Jésus s’occupe de la foule, elle ne manque de rien. Quand Jésus s’occupe de la
foule, il lui dit l’immense amour de Dieu pour tous les hommes. Quand Jésus
s’occupe de la foule, les cœurs sont bouleversés au point qu’un jeune garçon
accepte de partager le peu qu’il a. Quand Jésus s’occupe de la foule, il rassasie avec bonté tout ce qui vit. Quand
Jésus s’occupe de la foule et que les hommes consentent à le laisser faire,
alors des merveilles sont possibles. C’était vrai hier ; c’est toujours
vrai aujourd’hui. A nous d’ouvrir les yeux ; à nous de consentir à Dieu.
Amen.
(Dessin de Jean-François KIEFFER, in Mille images d'évangile, éd. Les Presses d'Ile de France)