Es-tu
venu pour nous perdre ? Cette question de l’homme possédé
adressée à Jésus en entraîne, selon moi, une autre qui me tarabuste depuis
quelques temps. Elle se pose ainsi : comment parlons-nous de Dieu ? Cette
question ne s’adresse pas qu’aux prédicateurs ou aux catéchistes qui, par leurs
fonctions, doivent parler de Dieu. C’est une question qui s’adresse à tout
chrétien : ce que tu dis de Dieu, dans tes actes et dans tes paroles,
donne-t-il envie de suivre Jésus ou non ?
Es-tu
venu pour nous perdre ? Il y eut une époque, celle de mon enfance,
où j’avais l’impression quelquefois que Dieu (ou Jésus) était l’empêcheur de
vivre. C’était le rabat-joie absolu. Les catéchistes nous énuméraient la longue,
(trop longue) liste de ce que nous ne pouvions pas et ne devions pas faire si
nous voulions être l’ami de Jésus. En même temps, elles nous déroulaient la
longue (trop longue) liste des efforts à faire pour témoigner de notre amitié
envers Jésus. Cette liste était sans fin, et quoi que vous fassiez, vous n’en
faisiez jamais assez. Vous ne transpiriez jamais assez pour Jésus. La religion
devenait un sport épuisant. Etre véritablement chrétien semblait hors de portée.
Si vous n’arriviez pas à aligner un certain nombre d’efforts à la fin de votre
carême, vous étiez perdus. Je me rends compte aujourd’hui que la seule question
qu’il aurait fallu poser aux prêtres et catéchistes était celle de l’homme
possédé : puisque Dieu semble impossible à contenter, pourquoi est-il venu ?
Est-il venu pour nous perdre ? Jésus se réduit-il à celui qui me rappelle
que je ne serai jamais assez bien pour lui, toujours trop faible, pas assez
cela, manquant de ceci… ? Que disons-nous de Dieu ? Que disons-nous
de Jésus ? Que disons-nous de notre relation avec lui ? Nous devons
réinterroger notre manière de parler de Dieu aux autres et vérifier qu’elle ne
soit pas la source de leur éloignement.
Es-tu
venu pour nous perdre ? Cette question n’est pas une vieille
question. Beaucoup de nos contemporains affirment encore l’aliénation de l’humanité
lorsqu’elle prend en compte l’affirmation de l’existence de Dieu. Pour que l’homme
soit libre, il faut exclure Dieu de la vie de l’homme. Nous entendons à
nouveau, ces dernières années, dire que la source des problèmes que l’homme
rencontre, c’est Dieu et les religions. Certains font des raccourcis
terrifiants, du genre : sans Dieu, pas de guerre ! Sans religion en France,
il n’y aurait pas d’attentats, puisque ceux qui les commettent se revendiquent
de Dieu. Ces gens-là n’interrogent même plus Jésus ; ils affirment qu’il
est venu pour nous perdre. Ils affirment que Dieu est l’empêcheur de vivre en
paix. Ils affirment que Dieu est l’empêcheur de vivre en liberté. Le salut n’est
pas, pour eux, en Jésus ; le salut, pour eux, réside dans la négation de Dieu.
Face à eux, nous pourrions dire que c’est un combat d’arrière-garde, des
reliquats des pires moments de l’histoire de France quand l’anticléricalisme et
l’antichristianisme étaient à leur comble. Mais nous ferions mieux de
renouveler et notre discours sur Dieu et notre art de vivre avec Dieu, pour que
ceux-ci manifestent en toutes choses la tendresse de Dieu pour les hommes, son
désir de salut, son désir de vie pour l’homme.
Regardez et écoutez Jésus : face à l’homme
qui l’interroge, il ne lui refait pas le catéchisme. Il ne lui dit pas :
tu ne sais ni qui je suis, ni de quoi tu parles. Le possédé sait parfaitement qui
est Jésus et l’affirme sans détours : Je
sais qui tu es : tu es le Saint de Dieu. Cet homme possédé, Jésus ne va
ni le convertir, ni le condamner. Mais à cet homme possédé, Jésus donne une
parole de salut qui lui rendra sa liberté véritable : non pas la
liberté de vivre sans Dieu, mais la liberté de vivre sans le Mal : Sors de cet homme, dit-il. Et l’esprit impur le fit entrer en convulsions,
puis, poussant un grand cri, sortit de lui. Voilà révélée au grand jour la
mission véritable de Jésus : rendre à l’homme sa liberté première, celle
qui était sienne quand il n’avait pas encore désobéi à Dieu, celle qui est toujours
sienne parce qu’il est à la l’image et à la ressemblance de Dieu. L’humanité ne
trouve sa liberté qu’en Jésus qui vient la libérer du Mal. Il est faux de
croire et de dire que l’humanité trouvera sa liberté en-dehors de Dieu :
elle ne trouve là que l’aliénation au Mal qui la possède, la tourmente et la
détruit. Encore faut-il que les croyants vivent en libérés pour que les hommes
puissent croire en celui qui veut les rendre libres.
Croyants en Jésus, nous avons à témoigner
par notre vie de cette libération en refusant les logiques d’exclusions, de
séparations, de divisions, d’oppositions. Disciples du Christ, profondément
unifiés par lui, nous avons à être signe de l’œuvre de Dieu en nous. A l’écoute
de sa parole, nous trouverons le chemin de la vie parfaitement libre, parfaitement
fraternelle, parfaitement pacifique. Laissons-nous rejoindre par Jésus et soyons,
en paroles et en actes, témoins du Christ venu, non pas pour perdre l’homme
mais pour lui rendre sa vie et sa liberté. Amen.
(Dessin de M. Leiterer)