Qui est Dieu pour nous ? Cette
question, pour banale qu’elle semble être, est bien la question que doivent
affronter tous les catéchumènes qui demanderont le baptême au cours de la nuit
de Pâques. Et nous-mêmes, croyants de longues dates, devons régulièrement
reprendre cette interrogation puisque nous aussi, nous serons invités à
renouveler la foi de notre baptême au cours de la grande nuit qui nous mènera
au matin de Pâques. Il serait quand même dommage de ne répondre que par
habitude aux questions qui nous seront posées dans trois semaines. La liturgie
de ce dimanche nous apporte un élément de réponse, en affirmant avec force une
marque essentielle du Dieu de l’Alliance : notre Dieu est miséricorde,
autrement dit, il est un Dieu qui pardonne, toujours et encore par amour.
Qui est Dieu pour nous ? La parabole
du fils prodigue répond avec une particulière finesse à cette question, en
soulignant la fois la patience de Dieu, sa tendresse pour l’humanité pécheresse
et sa capacité à dépasser le mal. Au fils qui revient après une vie de
débauche, il ne fait aucun reproche. Au contraire, il lui remet des sandales
aux pieds – signe qu’il est un homme libre – un anneau au doigt – lui rendant
ainsi toute sa place dans la famille alors qu’il réclamait une place d’ouvrier
– et un vêtement de fête – signe de la joie qu’il a, lui le Père, d’accueillir
à nouveau son fils, revenu à la vie. Au fils aîné qui se révolte devant
l’attitude de ce père qu’il ne comprend pas, il fait une invitation à entrer
dans sa joie. Cette parabole est un petit bijou théologique, et vous aurez beau
la relire ou la réentendre tous les ans, vous y découvrirez toujours plus
combien Dieu aime, combien Dieu pardonne.
Qui est Dieu pour nous ? Ayant
entendu cette parabole, nous serions tentés de dire, peut-être un peu par habitude,
que Dieu est celui qui pardonne à ceux qui se tournent vers lui. C’est
vrai : mais je crois de plus en plus que Dieu pardonne même déjà avant le
retour du fils. Je crois que le fils est pardonné dès le moment de son départ
de la maison. Que voulez-vous ? Ce père aime, et il ne saurait tirer un
trait sur l’existence de ce fils qui semble perdu, parti avec son héritage. Le
retour du fils n’en devient pas pour autant moins nécessaire. Parce que si le
Père pardonne dès le départ, il faudra que le fils rentre, revienne vers son
père, pour éprouver la joie du pardon. Nous ne pourrons donc jamais faire
l’économie du retour vers Dieu, pensant que de toute manière nous sommes
pardonnés. Notre retour à Dieu nous permet d’accueillir ce pardon que Dieu
offre sans cesse, avec largesse. A quoi cela servirait-il de croire en Dieu qui
pardonne, si jamais je ne compte accueillir son pardon dans ma vie ? A quoi
cela servirait-il que Dieu soit miséricordieux, si je n’ai pas besoin de sentir
cette miséricorde à l’œuvre dans ma propre existence ? Le retour du fils
nous permet de vérifier que la miséricorde de Dieu n’est pas une belle idée,
mais une vérité à l’œuvre. Nous ne sommes pas dans la catégorie des belles
histoires à raconter aux enfants, lorsque nous parlons de la tendresse, de
l’amour et de la miséricorde de Dieu pour chacun d’entre nous. Nous sommes dans
la réalité de ce que Dieu est vraiment, authentiquement, pour nous. Dieu ne saurait être Dieu s’il n’était pas
miséricorde.
Qui est Dieu pour nous ? Le développement
de notre liturgie de ce dimanche nous apprend aussi que notre Dieu est un Dieu
qui se révèle. Nous n’avons pas à chercher Dieu : il se montre à nous. Il
est celui qui vient à notre rencontre. Dans la liturgie de l’Eglise, cela est
bien manifesté par ce temps de parole où nous lisons les textes sacrés,
l’histoire d’amour entre Dieu et son peuple dans le premier testament, mais
aussi le don du Fils unique, et les conséquences pour nous d’un tel don dans le
second testament. Il y a là, peut-être, la raison majeure de l’obligation
dominicale que Benoît XVI avait rappelé en son temps dans son document sur
l’eucharistie intitulé Le sacrement de
l’amour. Nous sommes invités de manière pressente à participer au repas de
l’amour chaque dimanche, justement parce que Dieu s’y révèle tel qu’il est.
Beaucoup de nos contemporains pensent qu’il suffit de mener une vie droite et de
prier dans le secret de son cœur pour être chrétien. C’est sans nul doute utile
et nécessaire, mais c’est aussi absolument insuffisant. Répondre avec fidélité,
semaine après semaine, à l’invitation de Dieu lui-même à le rencontrer avec
d’autres, me permet de ne pas me tromper sur Dieu, m’évite de me faire de lui
une fausse image, basée sur mon unique sentiment. En venant à la messe,
j’entends Dieu me dire qui il est pour moi, et le nom de Dieu révélé à Moïse
dans les lectures de dimanche dernier, prend alors tout son sens : Je suis qui je suis, disait la voix de
Dieu dans le buisson ardent à Moïse. C'est-à-dire, je suis celui que je serai
pour toi selon les circonstances de ta vie. Ou encore, je suis celui qui se
révèlera à toi selon ce que tu auras besoin de savoir de moi. Nous sentons bien
déjà que nous ne possédons pas Dieu, que nous ne connaissons, et que nous ne
connaîtrons, jamais tout de lui avant de le rencontrer nous-mêmes, face à face
dans la joie du Royaume. Dieu est celui qui est toujours à découvrir. Et si
c’est bien du même Dieu que nous parlons tous, malgré nos âges et nos vies
différentes, nous en parlons tous différemment, simplement parce que Dieu ne se
révèle pas pareillement à des enfants qu’à des ados ou des adultes. Dieu
respecte trop chacun de vous pour ne pas vous accompagner dans ce qui fait la
particularité de votre vie.
Qui est Dieu pour nous ? Si nous
regardons bien les deux fils de la parabole, nous comprenons vite qu’il est
celui qui nous invite à toujours dépasser ce que nous croyons de lui, à ne
jamais nous installer dans une image préfabriquée. Dieu est celui qui nous
attend sur la route, mais qui se révèle toujours différent. Et si vous croyez
avoir mis la main sur lui, assurez-vous bien qu’il ne soit pas déjà ailleurs,
vous invitant à avancer plus loin pour le découvrir encore. Le plus jeune fils,
au moment où la faim le tenaille, ne voit en son père que celui qui peut le
nourrir au prix de sa propre déchéance : Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de
tes ouvriers. Il n’imagine pas un instant qu’il puisse être pardonné sans
dommage, pardonné simplement par amour, sans que le Père ne se venge. Quant au
second fils, celui que tout le monde imagine gentil et bien disposé, il ne se
rend pas compte qu’il a une relation faussée à son père. Lorsqu’il s’adresse à lui, il ne lui parle
pas comme un fils parle à son père, mais bien comme un ouvrier : Je n’ai jamais transgressé tes ordres ! Il
se révèle momentanément incapable de partager la joie de son père, parce que sa
relation à lui n’est pas basée sur des liens filiaux. Il ne se sait pas fils
jusqu’au bout des ongles ! Il ne se sent plus frère de celui qui est parti
dilapider la fortune familiale. Il n’a jamais rien fait d’autre que de
travailler pour son père : comment pourrait-il se sentir fils ? Il
faut toute la tendresse et tout l’amour du Père pour, peut-être, réussir à lui
faire comprendre qu’il est aimé grandement et pareillement. La parabole n’est
pas achevée : nous ne savons donc pas si ce deuxième fils a fait lui-aussi
son retour vers son Père ! Nous ne pouvons que croire qu’il s’est laissé,
lui-aussi, aimer d’un amour inconditionnel.
Qui est Dieu pour nous ? Je ne peux
pas répondre pour vous à cette question. Aucun croyant ne peut faire l’économie
d’une bonne réflexion sur cette question, ancrée dans la prière. Notre liturgie
nous dira encore que Dieu est bien ce Père miséricordieux que nous pouvons
prier avec un cœur d’enfant et un esprit vraiment filial. Elle nous redira que
notre Dieu veut notre bonheur et qu’il nous offre sa bénédiction chaque jour.
Je peux simplement vous dire qu’il est celui qui vous attend, qui veut faire
alliance avec chacun de vous, particulièrement. Je peux aussi vous dire que
vous n’aurez jamais fini de le découvrir ; c’est pour cela que je vous
encourage à le découvrir encore. Laissez-vous approcher de lui puisqu’il vient
à votre rencontre en Jésus Christ ; laissez-le vous parler chaque dimanche
dans l’Eucharistie ; laissez-le vous accompagner chaque jour dans votre
vie. Prêtez l’oreille de votre cœur ; Dieu vous appelle, Dieu vous attend,
Dieu vous envoie. Que ce dimanche vous donne le goût de poursuivre sa
découverte, et que ces jours de carême vous permettent une vraie rencontre avec
celui qui vous aime et vous relève. Amen.
(Giorgio de Chirico, Le fils prodigue, 1922, Museo del Novecento, Milan)