Nous l’avons déjà dit la semaine passée :
la fête de Pâques est la fête du Passage. Nous pouvons l’expérimenter durant la
nuit pascale à travers les différents extraits de la Parole de Dieu que nous
lisons. Nous le comprenons dans l’acte même de Jésus qui passe de la mort à la
vie. Et nous avons commencé à comprendre que ce grand passage en entraînait une
série d’autres, plus petits, moins spectaculaires, mais tout aussi importants. La
semaine passée, nous étions invités à passer du doute à la foi. Cette semaine, avec
l’épisode des disciples d’Emmaüs, le Ressuscité nous invite à passer de la tristesse
à la joie.
Voyez-vous, l’histoire de ces deux
hommes qui rentrent chez eux au soir de Pâques, c’est notre histoire. Et je
dirai qu’elle est singulièrement notre histoire en cette année si particulière
où nous ne pouvons nous rassembler pour célébrer Pâques. Il existe
effectivement une réelle tristesse cette année chez de nombreux croyants,
empêchés de se rassembler pour célébrer le cœur de leur foi, empêchés par la
même occasion de communier au Christ Ressuscité. certains auront beau rappeler
la communion de désir, cela n’est quand même pas tout-à-fait la même chose, et
ne donne pas le même sentiment d’accomplissement et de présence réelle au cœur même
de notre vie de Celui qui a livré la sienne pour nous. Sans trop couper les
cheveux en quatre, nous pouvons donc affirmer que l’histoire de ces deux
hommes, l’un nommé Cléophas, l’autre restant inconnu, qui s’en vont chez eux,
tristes et abattus, c’est l’histoire de notre humanité, perdue dans ses rêves
de gloire qui s’en retourne vers d’autres chimères, déçue par celui qu’elle n’a
pas su reconnaître comme Sauveur lorsqu’il était pendu au bois de la croix.
C’est l’histoire de notre humanité aujourd’hui, qui se rend compte soudainement
qu’elle n’est pas toute puissante, et qui découvre qu’un petit rien, invisible
mais destructeur, peut transformer le monde en immense prison, et réduire à
néant notre style de vie et celle de toutes nos sociétés.
De
ces deux hommes, si nous n’en connaissons qu’un, Cléophas, c’est pour nous
rappeler que ce n’est pas une belle histoire pour enfant sage qui nous est ici
racontée, mais que cela a bien eu lieu. Pour ceux qui vivaient à cette époque,
il était ainsi possible de rencontrer ce témoin ; il était connu. L’autre,
sans nom, est là pour nous permettre de nous identifier à lui. C’est nous qui
marchons avec Cléophas aujourd’hui et qui revivons avec lui cette marche et
cette rencontre sur le chemin vers Emmaüs. Nous pouvons donc, comme ces
deux-là, être tenté par le repli sur nous ; nous pouvons être soupçonneux du
sens que prend l’Histoire des hommes quand le monde semble devenu fou, quand la
mort rôde dans nos quartiers et nos campagnes. Nous pouvons être ce deuxième
homme qui, comme Cléophas, est révolté et abattu par ce qui est arrivé et qui ne
comprend plus grand chose au projet de Dieu pour l’homme et pour le monde. Car
comment croire que Dieu parlait par Pilate et les grands prêtres quand ils
condamnaient Jésus ? Comment aujourd’hui, croire que c’est Dieu qui parle
par nos autorités alors que ceux qui l’exercent à travers le monde sont
incapables d’une conduite commune face au même fléau ? Parle-t-il par ceux
qui disent : enfermez-les tous, et qui envoient la police, non pour
protéger mais pour punir ? Parle-t-il par ceux qui disent qu’il suffit de
quelques UV et d’un désinfectant injecté dans le sang pour retrouver une vie
normale ? Parle-t-il par ceux qui choisissent d’identifier et de soigner les
seuls malades et de laisser les autres assurer l’avenir de leur pays ?
Comme jadis sur
la route d’Emmaüs, le Mal semble triompher dans notre quotidien. Comme jadis
pour ces hommes déçus, de nombreuses questions se posent, l’avenir semble plus
qu’incertain. Comme jadis sur la route d’Emmaüs, la perplexité nous saisit. Mais
comme jadis sur le chemin d’Emmaüs, nous somme rejoints par quelqu’un, par
Jésus. Nous avons peut-être du mal à le reconnaître, mais si nous sommes
attentifs à sa Parole, il saura réchauffer notre cœur. Nous avons peut-être du
mal à le croire vivant, ressuscité, mais si nous ouvrons nos yeux, nous le reconnaîtrons
présent dans les gestes de solidarité, en attendant de le reconnaître à nouveau
présent dans la fraction du pain à laquelle nous n’assistons plus. Car
aujourd’hui comme hier, il vient nous rejoindre sur les routes de notre
humanité. Aujourd’hui comme hier, il vient nous parler au cœur. Aujourd’hui
comme hier, il s’offre à nous dans le partage du pain toujours vécu par les prêtres,
et dans le partage de nos solidarités. Dans ces mots simples que nous entendions
chaque dimanche, dans ce morceau de pain si souvent reçu, c’est toute sa vie
qui nous était transmise ; c’est tout lui qui venait à notre rencontre. C’est
bien peu, une parole et du pain, mais que faut-il de plus à l’homme pour
exister vraiment, sinon une parole qui l’ouvre au sens des choses pour étancher
sa soif de comprendre, et un peu de nourriture pour apaiser sa faim.
A tous ceux qui
se détournent de Dieu parce que déçus dans leur foi, déçus par leur Eglise, déçus
par un monde qui perd la tête, l’évangéliste rappelle la présence de Jésus à
leur côté. A tous ceux pour qui le témoignage des Apôtres n’a pas suffi à les
convaincre de sa toute-puissance sur le mal et la mort, Jésus donne l’occasion
de dire leur souffrance, leur déception, pour qu’ils puissent passer de la
tristesse réelle à la joie profonde. Il leur offre ainsi de faire un pas de
plus et d’aller au-delà de leurs impressions. L’Eucharistie est toujours
offerte comme le lieu où Dieu se révèle à ceux qui sont prêts à dépasser leur
crainte pour le suivre sur le chemin difficile et exigeant de l’Evangile ;
l’Eucharistie est toujours offerte comme LE lieu de la rencontre la plus proche
entre Dieu et l’homme. Nous comprenons pourquoi de nombreux évêques insistent ces
derniers jours pour que l’Eucharistie dominicale puisse à nouveau, rapidement,
être célébrée non plus seulement pour le peuple, mais avec le
peuple, comme il convient. Cette rencontre physique est essentielle pour que la
joie revienne, pour que l’espérance triomphe et que la charité demeure vive.
Les disciples
d’Emmaüs ont reçu la Parole de Jésus et le signe du Pain rompu pour reconnaître
le Ressuscité, raviver leur espérance et partager leur joie. Même si nous ne
pouvons y participer réellement, ces mêmes signes sont toujours offerts. Puissions-nous,
en attendant de nous rassembler à nouveau, y reconnaître toujours la présence
agissante de celui
qui nous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. Ainsi la joie pascale se répandra en nous et à travers nous jusqu’aux
extrémités du monde. AMEN.
(Tableau d'Arcabas, Les disciples d'Emmaüs, trouvé sur internet)