En ce soir du Jeudi Saint, où nous
célébrons le dernier repas de Jésus et l’institution de l’Eucharistie comme
signe de la présence de Jésus, mort et ressuscité, au milieu de son peuple,
convenait-il de célébrer l’Eucharistie alors que le monde est presque
entièrement confiné et le rassemblement, signe de la communauté chrétienne, interdit ?
Est-ce normal pour les prêtres du monde entier de célébrer l’Eucharistie seul,
sans peuple ? Certains y ont vu, sur les réseaux sociaux, la négation
publique de la réforme voulue par le Pape François et un renforcement du
cléricalisme, les prêtres étant (presque) les seuls à communier réellement, les
laïcs devant se contenter d’une communion de désir.
Bien qu’ayant personnellement beaucoup de
difficultés à célébrer seul, je me plie pourtant à cette discipline de porter
devant Dieu, dans le mémorial du sacrifice de son Fils, mes frères et sœurs en
humanité, mes frères et sœurs dans la foi pour ceux qui sont croyants. Je suis
peut-être seul dans l’église, mais avec moi, il y a tous ceux que le Christ m’a
confié par l’Eglise ; avec moi, il y a tous ceux qui me sont chers ;
avec moi, il y a tous ceux qui souffrent sur un lit d’hôpital et tous ceux qui
les soignent. Et lorsque je communie, je n’avale pas l’hostie comme un gamin
qui aurait chapardé un gros et bon gâteau pour le manger à l’abri du regard des
autres, fier d’être le seul à goûter à ce plaisir. Je communie au Christ pour y
trouver la force d’être prêtre encore, au service d’une communauté qui ne peut
plus manifester son existence autrement que par l’union de prière. Je ne
saurais confiner le Christ dans le tabernacle ; je ne saurais m’abstenir
de le rendre toujours et encore présent pour que ceux et celles qui croient en Lui,
sachant l’Eucharistie célébrée, ne se sentent pas abandonnés par l’Amour même.
Oui, ce soir, puisque tous les prêtres du
diocèse célèbrent l’Eucharistie à la même heure et que nos paroissiens en ont
été informés, je communierai avec la certitude d’avoir rendu l’amour de Dieu présent
dans le cœur de tous ceux et celles qui s’unissent à nous dans la prière. Ce soir,
plus que jamais, m’apparaît l’impérieuse nécessité de célébrer ce don laissé
par le Christ et par lequel Dieu nous apprend son amour. Ce soir, plus que
jamais, il me faut refaire ces gestes en mémoire de Lui ; ce soir, plus
que jamais, il me faut apprendre de Dieu son amour qui va jusqu’au don de Jésus
sur la croix pour que nous puissions être sauvés. Je ne le fais pas par
cléricalisme, ni avec la satisfaction de pouvoir faire quelque chose que la
plupart ne peuvent faire ; je le fais avec cette douleur de l’absence du
peuple de Dieu, mais aussi avec le sentiment réel de poser ainsi une pierre
dans la lutte contre tout ce que cette crise sanitaire peut engendrer, à
commencer par la solitude. Jamais la communion des saints n’est autant devenue
une réalité pour moi. Souvenons-nous que « les saints », c’était l’appellation
que Paul lui-même utilisait pour parler de ses frères dans la foi (voir début
de la lettre aux Romains par exemple).
Ce soir donc je célèbre l’eucharistie physiquement
seul dans l’église paroissiale parce que je ne peux pas garder pour moi l’amour
que Dieu a manifesté au monde ; ce soir, parce que prêtre, le Christ se
sert de moi pour redire à tous ses disciples de quel amour il les aime, comme
il l’a fait jadis au Cénacle ; il n’y avait que ses plus proches, non pas
parce qu’ils étaient meilleurs que les autres (souvenons-nous que Pierre
reniera, Judas trahira, et presque tous les autres s’enfuiront), mais parce qu’il
les a choisis, appelés à sa suite et qu’il leur confie ce soir son grand secret :
il offre sa vie par amour pour tous les hommes ; et ceux qui sont là, il
les charge de le redire, il les charge de le rendre présent chaque fois qu’ils
referont ces gestes et rediront ces paroles sur le pain et le vin. Et pour qu’ils
n’oublient jamais que c’est par amour qu’ils doivent eux-aussi le refaire, il
leur donne un autre geste, celui du lavement des pieds, pour qu’ils comprennent
bien que ce n’est pas un pouvoir qu’il leur confie, mais un service, une
mission. Ils exerceront, et nous les prêtres aujourd’hui, le sacerdoce comme un
service de leurs frères et de Dieu. Comment pourrions-nous nous abstenir de ce
service au soir-même où l’Eglise se souvient de cette première fois ?
Ce soir, par le geste du lavement des
pieds et par l’institution de l’Eucharistie, Dieu nous apprend son amour, un
amour toujours à vivre, un amour toujours à partager. N’est-ce pas la première
chose qu’il nous faut vivre en ces temps de crise où l’homme découvre sa faiblesse,
où l’homme souffre, où l’homme se sent seul et abandonné ? Il n’y a que l’amour
qui nous aide à ne pas désespérer. L’Eucharistie en est le plus beau et le plus
grand signe. Je l’offre ce soir pour vous tous à qui je m’unis, pour vous tous
qui vous unissez à moi. Faisons cela en mémoire de Lui. Amen.
(Tableau d'Arcabas, La fraction du pain, trouvé sur internet)
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