Nous
retrouvons aujourd’hui Jésus, là où nous l’avions laissé hier soir, au jardin
du Mont des Oliviers. Peut-être l’avons-nous accompagné un temps dans la
prière. L’heure est venue où il va être arrêté, jugé, maltraité, exécuté sur le
bois de la croix comme un vulgaire criminel. La prophétie d’Isaïe, entendue en
première lecture se réalise : Maltraité,
il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à
l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la
bouche. En ce vendredi, nous est donné un jour pour accompagner Dieu qui
meurt.
Voilà
bien le scandale de ce jour. En nous débarrassant de Jésus, nous ne nous
débarrassons pas seulement d’un homme, d’un gêneur, d’un empêcheur de tourner
en rond ; non, en nous débarrassant de Jésus, nous nous débarrassons de
Dieu lui-même, nous nous affranchissons de l’ultime gardien de nos vies. Nous
consacrons l’illusion que pour être vraiment libre, il ne faut avoir ni Dieu,
ni maître. Sur la croix, c’est la source même de notre vie qui meurt ; sur
la croix, c’est la source même de notre liberté qui meurt. Désormais l’homme
est livré à l’homme ; il n’y a plus de mesure à sa démesure. Plus rien ne
retient l’homme, plus rien ne contient sa folie, plus rien ne l’empêche de
sombrer dans l’injustice la plus crasse. Comme le dit si bien le prophète
Isaïe : nous sommes tous errants
comme des brebis, chacun suivant son propre chemin… Qui donc s’est soucié de
son destin ? Quand l’homme est livré à lui-même, quand l’homme évacue
Dieu de sa vie, il n’y a plus personne pour s’occuper de l’autre ; il n’y
a plus personne pour dénoncer l’injustice ; il n’y a plus personne pour
soutenir l’innocent. Nous pensions qu’il
était châtié, frappé par Dieu, humilié. C’est surprenant, cette capacité
qu’à l’homme d’évacuer Dieu de sa vie et de s’en servir pourtant encore pour
justifier le Mal qui est fait aux autres.
Devant
ce scandale d’un Dieu mis à mort, évacué définitivement de la vie des hommes,
il ne reste qu’une question, cruciale : celle de notre attitude. Comment
accompagnons-nous cet événement ? Sommes-nous de ceux qui hurlent avec les
loups ? C’est tellement facile et confortable, n’est-ce pas, de simplement
se rallier au plus fort. Au moins, pendant qu’il s’occupe de celui qu’on
assassine, il me laisse tranquille ! La lâcheté comme une assurance sur
notre propre survie ! Pour un temps au moins. Sommes-nous plutôt de ceux
qui, perdus dans la foule, suivent les événements de loin : pas vraiment
concernés. Après tout, ce n’est qu’un innocent de plus qui est sacrifié sur
l’autel des passions humaines. Pourquoi s’en émouvoir ? Cela changera quoi
de donner de la voix pour le soutenir ? Il n’est déjà plus un homme :
La multitude avait été consternée en le
voyant, car il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme… Qui
aurait cru ce que nous avons entendu ? Oui, qui pourrait croire que
l’homme se sépare de Dieu ? Qui pourrait croire que la créature se révolte
ainsi contre son créateur, celui qui ne voulait que son bien, celui qui ne
voulait que sa vie ? Dans cette foule, en partie hostile, en partie
indifférente, il se trouve pourtant aussi des gens qui souffrent devant tant
d’injustice, des gens qui osent aller jusqu’au bout, à côté de l’innocent.
Voyez
Jean et Marie, la mère de Jésus, ainsi que Marie Madeleine et la femme de
Cléophas. Ils accompagnent simplement Jésus. Ils ne peuvent rien faire d’autre
que d’être là, en silence, en révolte peut-être devant tant d’injustice, mais
impuissants. Que peuvent-ils à quatre contre tout Jérusalem ? Rien. Alors
ils restent simplement fidèles, ils vivent la passion du Fils de Dieu dans leur
chair, dans leur âme. Leur vie est ravagée, mais ils soutiennent ce fils, cet
ami, par leur présence silencieuse et aimante. Un peu de douceur dans un monde
de brutes. Debout, près de la croix, ils nous rappellent que celui qui est là,
suspendu au gibet, est un homme, un ami, un fils. Il n’est pas un vulgaire
objet dont on se débarrasse. Il a une humanité puisqu’il a au moins un homme et une femme qui se soucient de lui,
jusqu’au bout. Il y a aussi Nicodème et Joseph d’Arimathie qui, une fois le
drame terminé, viendront chercher le corps du condamné et lui rendre son
humanité, sa dignité. Ils sont cette fleur espérance, fragile et pourtant si
nécessaire pour aider l’humanité à se relever.
En
venant dans cette basilique aujourd’hui, avons-nous bien conscience que c’est
Dieu que nous venons accompagner ? Ne vivons pas ce jour comme un moment
de folklore, en simple spectateur. Vivons ce jour avec la conscience que c’est
bien Dieu qui meurt en croix. Et qu’il meurt pour nous, pour moi, pour toi. Sa
vie ne lui appartient plus ; elle devient nôtre si nous croyons qu’il
s’est offert librement pour notre vie. Sur la croix s’accomplit le mystère
annoncé hier soir dans le don de l’Eucharistie. Jésus s’est offert à cause de
moi, pour moi. Sa vie qui l’abandonne, il me la donne pour que je puisse goûter
à la vie de Dieu, aujourd’hui même. Ce n’est pas un événement du passé ;
c’est aujourd’hui que Dieu meurt pour moi. C’est aujourd’hui que je dois me
révéler, me positionner : soit avec la foule vociférant ou
indifférente ; soit avec Marie, Jean et les quelques autres qui ont
soutenu de leur présence celui en qui ils ont foi. Nous ne pouvons pas rester
là, en spectateur d’un événement que nous rangeons dans le passé de notre
histoire commune. Quand Dieu meurt, l’homme doit s’engager.
La
question posée dans la prophétie d’Isaïe : Qui donc s’est soucié de son destin ?, ne peut rester sans
réponse de notre part. Si nous ne répondons pas, alors Dieu serait
définitivement mort, et l’homme définitivement perdu. Si nous choisissons de
rester, fidèles, au pied de la croix, conscients de notre impuissance mais
riches de notre espérance, alors quelque chose pourrait bien changer dans le
monde des hommes, alors le Mal pourrait ne pas avoir complètement gagné. Mais
cela est une autre histoire, pour un autre jour. Pour l’instant, contemplons
celui qui est élevé de terre et, dans le silence de notre cœur, rejoignons ceux
dont nous nous sentons proches : la foule qui a chassé Dieu ou Marie et
Jean qui ont choisi Dieu. Choisis ton avenir, choisis ta vie. Amen.
(Chemin de croix de Francis SCHNEIDER, Eglise de Fort-Louis, Alsace, Jésus tombe pour la deuxième fois)
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