Dites-moi
franchement : est-ce que cela vous donne envie d’être chrétien (ou de
rester chrétien) quand vous entendez l’évangile de ce jour ? Avez-vous
vraiment envie de toujours tendre l’autre joue, de toujours faire le premier
pas après une dispute, de toujours céder le pas à celui qui vous veut du
mal ? Chaque fois que je lis cette page, j’ai l’impression d’entendre le
monde entier rire : encore un naïf qui croit qu’à force d’amour on peut
changer le monde et les hommes !
Pourtant, nous voulons bien y croire, à
l’amour, dans sa version romantique. Comment expliquer autrement qu’une des
pièces de Shakespeare la plus jouée au théâtre, la plus adaptée au cinéma, soit
justement une pièce qui nous parle d’amour et de haine : Roméo &
Juliette ? Je vous en parle parce que je trouve qu’il y a là un même
combat qui est mené par Jésus et par Shakespeare : démonter le mécanisme
de l’amour et de la haine. Shakespeare le faisait à travers deux familles au
destin lié qui aimaient se détester ; Jésus l’a fait bien avant lui, entre
autres dans cette page d’évangile, invitant ceux qui le suivent à se démarquer
des autres hommes par une perfection dans l’amour.
Reconnaissons-le d’emblée : comme les
autres, les chrétiens ont du mal à aimer, même ceux qui les aiment. Là, je
prends volontiers le contre-pied de Jésus qui semble nous dire que c’est facile
d’aimer ceux qui nous aiment. La vie nous apprend tous les jours que ce n’est
pas aussi évident. L’amour n’est jamais facile. Car aimer quelqu’un, suppose
être capable de demeurer dans l’amour même quand cela va mal ; aimer
quelqu’un, suppose de l’aimer malgré les déceptions que l’autre peut provoquer
en moi. En dehors de la patience et d’un amour à renouveler quotidiennement, je
ne vois pas de solution. Un tel amour est exigeant, crucifiant : le
Christ, le premier, nous en a donné l’exemple. L’amour peut mener à la mort. Que
les allergiques au discours religieux relisent Roméo & Juliette : mêmes
causes, mêmes effets !
Comme les autres, les chrétiens n’ont pas
à se laisser marcher sur les pieds. On a souvent voulu faire croire qu’au nom
de l’amour, il fallait tout endurer, y compris l’injustice, y compris les coups
(tendez l’autre joue à celui qui vous frappe !). Les chrétiens
seraient-ils des moutons qui se laissent tondre sans rien dire ? Les
chrétiens laisseraient-ils faire l’injustice sans réagir ? C’est oublier
un peu vite tous ces croyants qui, au long de notre histoire, se sont levés
pour dire NON à la violence, NON à l’injustice, et qui se sont battus, parfois
contre leur propre camp, pour que l’homme, tout homme, soit respecté !
Pensons au Dominicain Bartolomé de Las Casas qui défendit la dignité des
peuples de l’Amérique du Sud en pleine période de la colonisation.
Plus que les autres, les chrétiens sont
invités à être témoin de l’Amour, témoin de ce Dieu qui nous a fait pour la
vie, témoin de ce Dieu qui a tout donné par amour pour nous. Notre amour n’est
pas meilleur que les autres, il a peut-être simplement la chance de s’appuyer
sur l’unique amour de Dieu pour tous les hommes. Ainsi, en prenant exemple sur
le Christ, nous pouvons renforcer notre amour. Pour nous, Dieu est la source de
tout amour ; nous savons que nous pouvons nous appuyer sur lui pour renverser
les montagnes de haine qui opposent les hommes. Frère Laurent, dans Roméo &
Juliette l’avait oublié : il a préféré manier les poudres et le mensonge
(faire croire à la mort de Juliette) pour faire vivre un amour qui semblait
impossible. S’il s’était souvenu, ne serait-ce qu’un instant, qu’il était le
témoin de l’Amour, il serait monté lui-même au front, au lieu d’envoyer à une
mort certaine l’amour naissant de deux adolescents.
Témoins de l’Amour véritable, les
chrétiens sont, plus que d’autres, appelés à être aussi témoin du pardon. Les
premiers, ils doivent renoncer à rendre le mal pour le mal ; les premiers,
ils doivent briser le cycle de la violence. C’est cela tendre l’autre
joue : trouver l’attitude qui désarmera l’adversaire et lui fera
cesser sa violence. Regardons le Christ. Lorsqu’il est mis en accusation, il
est frappé par le serviteur du grand prêtre. Que fait-il alors ? Il ne
tend pas l’autre joue : il demande simplement : « Pourquoi me frappes-tu ? Montre ce que
j’ai dit de mal ». Un mot
suffit quelquefois pour briser la violence. Encore faut-il en avoir le courage
et la volonté.
Être témoin du
pardon, c’est aussi ne pas désespérer de l’homme, ne pas l’enfermer dans le mal
qu’il m’a fait. C’est croire finalement qu’il peut devenir meilleur, que le mal
ne se transmet pas de génération en génération dans une famille. Les Montaigu
et les Capulet l’ont compris trop tard. La haine qui les opposait, et qui a
entraîné la mort de leurs enfants, qui peut me dire ce qui l’a déclenché ?
Dans nos villages, il arrive que des familles se déchirent encore aujourd’hui
pour des histoires qui ont concerné leurs arrière-grands-parents ! Le
motif de la discorde est oublié depuis longtemps, mais pas la haine ! Elle
ronge le cœur des descendants depuis des générations et l’on ne voit pas bien
pourquoi cela s’arrêterait. On a toujours fait comme ça ! Croyants, nous
ne pouvons pas nous résoudre à ce genre d’explication. Croyants, nous ne
pouvons pas permettre que perdure la haine et ses conséquences. Il nous faut choisir :
la haine ou le Christ ! Ou, pour ceux qui préfèrent Shakespeare :
Tybalt ou Roméo !
Témoin de
l’amour, témoin du pardon : où en sommes-nous de notre foi en Dieu qui
nous aime, de notre foi en l’homme, image et ressemblance de Dieu ? En
2001, ils étaient nombreux, ceux qui chantaient : « aimer, c’est ce
qu’il y a de plus beau, c’est ce qu’il y a de plus grand, aimer, c’est payer le
prix, donner un sens à sa vie ». Sont-ce là juste les mots d’un spectacle
ou une réalité qui nous remue au plus profond ? Pouvons-nous entendre le
Christ nous dire aujourd’hui qu’il faut aimer, y compris nos ennemis, ceux
qui nous maudissent, ceux qui nous calomnient sans nous sentir
provoqués à dépasser les limites de l’amour humain pour entrer dans l’amour
divin ? Il est plus que temps, pour notre monde, que se lèvent des hommes
et des femmes passionnés par l’amour et le pardon ; il est plus que temps
que tous les chrétiens vivent d’un amour et d’un pardon contagieux, pour le
bonheur et le salut du monde. AMEN.