Ce jeudi saint sera sans doute le
plus triste de mes vingt-sept ans de sacerdoce. Triste parce que marqué par la
crise que traverse l’Eglise, crise liée aux comportements déviants de certains
prêtres. Même s’ils sont peu nombreux au regard du nombre de prêtres à travers
le monde, ils sont toujours de trop et entachent sérieusement et durablement la réputation de tous les prêtres. Triste aussi parce que, pour une fois, je ne ferai pas de lavement
de pieds. Il paraît que ce n’est pas possible ici, les adultes étant peu
enclins à se laisser faire ; quant à le faire avec des enfants, la crise,
mentionnée plus haut, aura eu vite fait d’éveiller méfiance et soupçon chez certains.
J’ai donc renoncé à poser le geste, mais pas à en parler.
Je crains que ce geste, beau et
fort, n’ait jamais vraiment été compris. Déjà Jésus avait dû vaincre les
réticences de Pierre, réagissant violemment lorsque Jésus se présente devant
lui, à genoux, tablier à la ceinture, bassin et linge à la main. Tu ne me laveras pas les pieds ; non,
jamais ! S’il avait bien compris le geste, il n’a pas compris pourquoi
Jésus le posait à ce moment-là de son existence. Nous sommes à quelques heures
de son arrestation, de son jugement et de sa mort. Et c’est bien là qu’il prend
tout son sens. L’évangéliste Jean, lorsqu’il nous parle du dernier repas de Jésus,
ne le fait pas comme les autres. Il n’y a pas chez lui d’institution de l’Eucharistie ;
il n’y a pas chez lui les gestes et les paroles au sujet du pain et du vin, devenant
son Corps et son Sang livrés pour que nous ayons la vie. Il y a, chez Jean, ce
geste du lavement des pieds, l’institution de ce que l’on a appelé le sacrement
du frère qui est toujours à servir à la manière dont le Christ a servi les
hommes. La messe, c’est bien et c’est nécessaire : c’est pour cela que
nous relisons et le livre de l’Exode qui nous rappelle le sens de la Pâque
juive, et l’extrait de la première lettre de Paul aux chrétiens de Corinthe,
qui est le texte le plus ancien qui nous parle des gestes et paroles de Jésus,
au soir de sa mort, sur le pain et le vin, donnant à la Pâque juive un sens plus
fort encore. C’est toujours la fête de la libération, mais elle se fait désormais
par Jésus, l’Agneau immolé une fois pour toutes afin que tous les hommes
puissent vivre. C’est ce sacrifice que nous commémorons à chaque eucharistie,
en proclamant notre foi en Jésus, mort et ressuscité, dont nous attendons le
retour dans la gloire.
Hélas, une médiocrité de la pensée a
rapidement entraîné une double médiocrité des actes. D’abord, oubliant le texte
de Jean, nous avons fait des prêtres des êtres à part, plus sacrés que consacrés,
parce qu’ils avaient ce « pouvoir » de rendre Jésus présent dans le
pain et le vin de l’eucharistie, oubliant que c’est Jésus lui-même qui se rend
présent. Cette première médiocrité des actes en a entraîné une autre, de la
part de certains de ceux qui avaient ainsi été portés aux nues. Ils ont abusé l’Eglise
en abusant les plus faibles ! Ils ont abusé d’un pouvoir qui n’était pas
le leur, mais dont ils devaient être les serviteurs. Et cette double médiocrité
des actes entraîne à nouveau, aujourd’hui, une médiocrité de la pensée qui fait
que les hommes se méfient désormais des prêtres, au point de voir le mal dans
le plus noble geste qu’ils puissent poser : celui de s’abaisser devant les
petits pour les servir à travers le lavement des pieds. Nous, prêtres, témoignons
ainsi que notre place est bien là, à genoux, à servir le petit et le faible, et
non pas à mettre le faible et le petit à genoux devant nous pour nous servir. Se
méfiant des prêtres, les hommes ne réfléchissent plus ; ne réfléchissant
plus, ils n’aiment plus ; n’aimant plus, ils font gagner Satan, qui ne se
réjouit jamais autant que quand l’amour recule, voire disparaît. Quelle belle
occasion nous avons manqué ce soir de comprendre et ce beau geste, et la place
du sacerdoce dans l’Eglise de Jésus Christ. Quelle tristesse d’en être arrivé
là !
Comment nous en sortir ? En
apprenant, prêtres et fidèles laïcs, l’obéissance au Christ, qui nous a dit, en
ces deux gestes présentés dans les lectures de ce Jeudi Saint, de faire cela en mémoire de lui, comme lui a
fait pour nous. Nous nous en sortirons en approfondissant toujours plus l’enseignement
de Jésus pour comprendre mieux à quoi il nous invite. Nous nous en sortirons en
quittant cette méfiance qui pourrit la vie à tout le monde, qui empêche d’avancer,
qui empêche d’aimer. Cessons d’être des disciples médiocres ! Devenons ce
que le Christ attend de nous : des frères qui s’aiment, des frères qui se
respectent, des frères qui se mettent ensemble au service des plus faibles et
des plus petits. Amen.
(Tableau de Duccio di Buoninsegna, Le lavement des pieds, 1310, Musée de l'Opera del Duomo, Sienne)
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