C'est quoi une "sainte famille" ?
Il y a des chiffres qui font chaud au cœur. Celui que j’ai trouvé en préparant l’homélie de ce dimanche en fait partie. Il concerne la famille, il date de 2023. Il est publié par l’Union Nationale des Associations Familiales. A la question « Qu’est-ce qui est important dans la vie ? », 97% de la population estime que la famille est « très importante » ou « importante » dans la vie. Cette part ne varie pratiquement pas depuis au moins trois décennies. La famille est plébiscitée à tout âge : en France, 90 % des 16-24 ans jugent la famille "importante dans la vie" (et 76 % "très importante"). En ce jour où nous célébrons la Sainte Famille, il me semblait important de vous partager cette bonne nouvelle. La famille, qu’elle soit sainte ou pas, a encore un bel avenir devant elle. Et c’est plutôt rassurant au vu des familles que la liturgie nous présente aujourd’hui. Parce que je trouve quand même paradoxale que, pour célébrer la Sainte Famille, on ne présente pas une seule famille que certains jugeraient « normale » aujourd’hui.
Regarder la famille d’Elcana et d’Anne. Déjà, Elcana a deux épouses : Anne et Peninna. Alors qu’Anne est stérile, Peninna avait donné des enfants à Elcana et elle profitait sa situation pour humilier Anne, la préférée d’Elcana. Après une énième humiliation, Anne va donc au temple de Silo prier Dieu de lui accorder un enfant. Elle disait : Seigneur de l’univers ! Si tu veux bien regarder l’humiliation de ta servante, te souvenir de moi, ne pas m’oublier, et me donner un fils, je le donnerai au Seigneur pour toute sa vie, et le rasoir ne passera pas sur sa tête. Vous aurez compris à la première lecture de ce dimanche que sa prière a été exaucée. Le petit Samuel est né. Ce qui me surprend, c’est l’écart entre son désir d’enfant, réel, et son attitude quand l’enfant est sevré. Lorsque Samuel fut sevré, Anne, sa mère, le conduisit à la Maison du Seigneur, à Silo ; l’enfant était encore tout jeune. Anne avait pris avec elle un taureau de trois ans, un sac de farine et une outre de vin. On offrit le taureau en sacrifice, et on amena l’enfant au prêtre Éli. Anne lui dit alors : « Écoute-moi, mon seigneur, je t’en prie ! Aussi vrai que tu es vivant, je suis cette femme qui se tenait ici près de toi pour prier le Seigneur. C’est pour obtenir cet enfant que je priais, et le Seigneur me l’a donné en réponse à ma demande. À mon tour je le donne au Seigneur pour qu’il en dispose. Il demeurera à la disposition du Seigneur tous les jours de sa vie. » Alors ils se prosternèrent devant le Seigneur. Vous comprenez mon embarras ? Elle le voulait tellement, elle en a pleuré toutes les larmes de son corps, et voilà qu’à peine sevré, elle le rend au Seigneur, elle l’abandonne au temple de Silo. C’est une famille normale pour vous ? Certes, Anne lui apportera chaque année un petit manteau lors du pèlerinage annuel ; mais quand même, est-ce suffisant ?
La deuxième famille du jour est celle que nous célébrons. C’est la famille de Jésus, Marie et Joseph. Je ne m’attarderai pas sur les circonstances de la naissance de l’enfant. Jésus est le Fils de Dieu fait homme, et il est clair que pour la première partie de ce titre, Joseph ne pouvait pas prétendre l’accomplir. Il entrera dans le projet de Dieu en accueillant l’enfant qui n’est pas le fruit de son union à Marie. Lorsque nous les croisons douze ans plus tard, lors de leur pèlerinage annuel au Temple de Jérusalem, voilà que l’enfant disparaît, trois jours durant. Et lorsqu’enfin ses parents, morts d’inquiétude le retrouvent au Temple, assis au milieu des docteurs de la Loi, il les rembarre en disant : Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? Alors certes, c’est Jésus ; alors certes, il ne ment pas : Dieu est son Père. Mais était-ce vraiment utile de mettre ses parents dans l’inquiétude aussi longtemps et de leur parler ainsi ? Si Luc finit par nous donner le sentiment de Marie (elle gardait dans son cœur tous ces événements), il ne dit rien des sentiments de Joseph. Comment a-t-il pris l’interpellation de ce fils adoptif ?
Il est question d’une troisième famille dans les textes de ce jour. C’est celle évoquée par Jean dans sa première lettre : l’Eglise. C’est ainsi que je comprends l’affirmation répétée par Jean : nous sommes (appelés) enfants de Dieu ! Si nous sommes tous enfants de Dieu, c’est que nous sommes tous frères et sœurs, membres de cette unique famille qu’est l’Eglise, la communauté des croyants. Et pourtant, il n’y a rien de plus divisé que l’Eglise. Elle est divisée en différentes confessions ; ces différentes confessions sont elles-mêmes divisées en différentes chapelles, des plus libérales aux plus conservatrices. Et il arrive qu’elles se chamaillent allègrement, pour utiliser un doux euphémisme. Le travail œcuménique est toujours à faire, avec les autres Eglises et à l’intérieur de nos propres divisions. On ne peut pas vraiment dire que l’Eglise soit une famille normale. A moins que la normalité de la famille ne soit pas à placer là où nous la plaçons d’habitude (c'est-à-dire sa composition) et que Dieu lui-même a quelque chose à nous dire à ce sujet.
Pour beaucoup de croyants, une famille normale, c’est un papa, une maman et des enfants. Pour l’enquête dont je parlais au début, sont considérés comme famille, les couples sans enfant, les couples avec enfants et les familles monoparentales. Et si je regarde de près les trois familles proposées à notre méditation, leur normalité vient plutôt du fait qu’elles sont toutes référées à Dieu, toutes en lien avec lui. C’est vrai d’Elcana, Anne et Samuel ; c’est vrai de Jésus, Marie et Joseph ; c’est vrai de la grande famille des croyants au Christ. Peut-être qu’il nous faut envisager que le critère de normalité d’une famille, c’est, malgré les soubresauts que l’idée de famille peut connaître, d’être capable d’entrer dans le grand projet de Dieu qui est de faire de toute l’humanité une famille unie autour de lui. Plutôt que de nous déchirer sur le format familial idéal, il serait peut-être plus judicieux de comprendre comment Dieu attend de nous, de nos familles, qu’elles entrent dans son projet à lui, et de les aider dans ce sens. Comment chaque famille, dans sa singularité, peut-elle répondre à l’appel de Dieu à quelque chose qui la dépasse ? Pour Anne et Elcana, c’était accepter de laisser le jeune Samuel, à peine sevré, au temple de Silo pour qu’il reçoive l’éducation qui fera de lui le prophète que l’on connaît. Pour Marie et Joseph, c’était d’accepter que Jésus voit plus grand, plus loin, et qu’il se consacre à sa véritable mission, celle pour laquelle il est entré dans le monde : révéler son Père et sa miséricorde. Pour l’Eglise, c’est peut-être d’entrer toujours plus dans la mission que Dieu lui a confiée : faire connaître la Bonne Nouvelle du Salut afin que les hommes se convertissent et vivent une véritable fraternité.
A défaut de nous entendre tous sur une définition unique de la famille, nous pourrions nous entendre sur les différentes voies qui mèneront nos familles, quelles qu’elles soient, à vivre quelque chose de la sainteté attendue. La Sainte Famille n’est pas sainte parce qu’elle est idéale et pure ; elle est sainte parce que chacun de ses membres a répondu à ce que Dieu attendait de lui. Marie en acceptant de porter Jésus ; Joseph en renonçant à son projet de renvoyer Marie et en la prenant chez lui, comme épouse ; Jésus, en allant jusqu’à la croix pour dire aux hommes combien ils étaient aimés de Dieu. L’Eglise, ainsi que nos familles qui en sont une cellule, ne seront saintes, qu’à cette condition-là : entrer, avec joie, confiance et espérance, dans ce que Dieu attend d’elles et de chacun de nous, et de chercher à l'accomplir du mieux possible. Amen.
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