Voici
déjà le troisième dimanche qui passe depuis que c’est arrivé, et peut-être
sommes-nous encore comme ces hommes qui font route de Jérusalem à Emmaüs,
perdus dans leur douleur, leur doute, leur désespoir. Avec la mort de Jésus,
leur monde s’est écroulé. Que reste-t-il ? Rien, pas même un espoir. Leur rêve
de liberté s’est évanoui. Ils broient du noir comme l’humanité seule sait le
faire lors des grandes crises de son Histoire. Que voulez-vous : le monde
est foutu ! Pourtant, en ce dimanche, un jour nous est donné pour
accueillir le Christ ! Je reconnais que ce n’est pas là chose simple. Quand
il ne vous reste que vos yeux pour pleurer, où trouver la force de relever la
tête ? Où trouver un peu de consolation ? Comment retrouver l’espérance ?
L’expérience de ces hommes en route pour Emmaüs peut nous aider.
Nous
admettons tous, spontanément, que ces deux hommes ont tout perdu avec la mort
de Jésus. Nous les imaginons sans mal rentrant chez eux, le pas lourd, la mine
triste, échangeant des paroles d’incompréhension devant les événements qu’ils
vivent de vivre. Celui qui les rejoint n’a pas dû avoir grand mal à les rattraper.
Ont-ils vraiment regardé celui qui les interrompt dans leurs échanges ? Saint
Luc dit sobrement que leurs yeux étaient
aveuglés et ils ne le reconnaissaient pas. Nous sentons bien le poids de
leur douleur et de leur désarroi. Mais l’étranger ne veut en rester là ;
le dialogue s’engage. Pour la première fois sans doute, quelqu’un les fait
parler ; quelqu’un leur fait mettre des mots sur leur douleur ;
quelqu’un les accompagne. Jésus avait promis à ses disciples de ne pas les
laisser orphelins ; en attendant le don de l’Esprit Saint, c’est lui-même
qui va accompagner ces disciples sur leur chemin d’humanité qui va devenir
chemin de foi. Il ne les provoque pas en disant : Mais regardez-moi ! C’est bien moi ! Non, il les
accompagne, il les écoute et il va leur parler. Il va leur permettre de prendre
un peu de hauteur. Il va leur faire comprendre
les Ecritures… En partant de Moïse et de tous les prophètes, il leur expliqua,
dans toute l’Ecriture, ce qui le concernait.
Voilà
un premier pas important : pour qui veut comprendre quelque chose à l’histoire
de Jésus, il ne suffit pas de connaître Jésus, il ne suffit pas d’avoir vécu
avec lui ; il faut être capable de comprendre en quoi cette histoire est
singulière, en quoi cette histoire particulière reprend toute l’histoire de Dieu
avec les hommes et la mène à son achèvement. Ce qui est arrivé à Jésus de
Nazareth n’est pas un accident de l’Histoire ; ce qui est arrivé à Jésus de
Nazareth n’est une énième injustice faite à l’homme. Ce qui est arrivé là est à
la fois l’aboutissement et un nouveau départ dans les relations entre Dieu et
les hommes. Quand le jour de la Pentecôte, Pierre prend la parole, c’est bien
ce schéma-là qu’il reprend. Il n’accuse pas les hommes du meurtre de Jésus ;
il rappelle que c’était là le plan et la
volonté de Dieu. Plusieurs, dans les Actes des Apôtres, Pierre et les disciples,
vont ainsi relire pour leurs contemporains l’histoire de l’Alliance entre Dieu et
les hommes. Nous ne pouvons donc pas faire l’économie de ce travail. La
liturgie nous a permis de le faire durant la nuit de Pâques, lorsque nous avons
relu la longue histoire de Dieu avec son peuple. Nous avons encore à le faire
en approfondissant toujours plus notre connaissance des Ecritures et notre goût
de Dieu et de sa Parole. Cela est-il suffisant ? Non, un deuxième pas est
nécessaire et capital pour entrer dans le mystère de Jésus, mort et ressuscité
pour nous.
Les
disciples, rejoints par Jésus, arrivent à destination. Ce devrait être le temps
de la séparation. Mais voilà qu’ils invitent l’étranger à entrer avec eux. Ce qu’il
leur a expliqué les a remués ; ils le reconnaîtront eux-mêmes : notre cœur n’était-il pas brûlant en nous,
tandis qu’il nous parlait sur la route ? Quelque chose a bougé en eux,
mais pas encore assez pour que leurs yeux s’ouvrent. Ils n’ont toujours pas
reconnu Jésus. Alors Jésus s’attable avec eux. Et il pose un geste qui va tout
changer, pour eux d’abord, pour le monde ensuite : il prit le pain, dit la bénédiction, le rompit et le leur donna. Alors leurs
yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. A ceux qui s’attendaient à quelques
gestes extraordinaires n’est donné que le signe du pain rompu et partagé entre
tous. Ce simple geste, d’une banalité terrifiante, a tout changé. Ce qu’ils
avaient peut-être pressenti sur la route sans oser y croire encore, se révèle à
eux avec une évidence bouleversante : c’est Jésus, il est ressuscité. Ce qu’avaient
dit les femmes au matin est vrai. Sitôt Jésus reconnu, sitôt Jésus disparaît. Mais
il n’y a plus de place pour la peur, ni pour la tristesse de n’avoir pu le
retenir plus long. Ces deux hommes refont tout le chemin qu’ils viennent de
faire à l’envers pour annoncer la Bonne Nouvelle aux autres. Ils ont accueilli Jésus,
ils vont le partager, comme lui-même leur a partagé la parole et le pain.
Pour
tous ceux qui se disent ses disciples, le même chemin est à faire :
travailler la Parole de Dieu pour mieux la connaître et y découvrir le projet d’amour
de Dieu pour tous les hommes, et rompre le pain avec lui. Lire la Bible ne
suffit pas pour connaître Jésus : encore faut-il l’accueillir à la table
de notre vie et rompre avec lui le pain de son amour. L’eucharistie devient
ainsi le lieu où nous accueillons le Christ, sa vie donnée pour nous et la
certitude de sa présence permanente au milieu de nous. Nous ne pouvons pas
faire l’économie de ce rassemblement autour du Christ qui se donne dans la
Parole méditée et le Pain rompu. Nous n’accueillons pas vraiment ni totalement
le mystère du Christ si nous ne participons pas avec fidélité et reconnaissance
au repas de son amour. Là, dans l’eucharistie, Dieu nous livre sa Parole. Là, dans
l’eucharistie, Jésus se livre pour nous. Là, dans l’eucharistie, Jésus se fait
reconnaître, vivant et présent, et se
partage à tous. Accueillons-le. Amen.
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