Au coeur de toute vie chrétienne, un Dieu qui nous apprend à être fils.
De dimanche en dimanche, nous progressons sur notre route de carême et nous approfondissons le cœur de notre vie chrétienne. Après le nécessaire combat contre le mal, après le Christ qui se révèle à nous dans toute sa gloire, après avoir compris que Dieu nous appelle et prend soin de nous, l’évangile de ce dimanche nous fait comprendre qu’au cœur de toute vie chrétienne, il y a Dieu qui nous apprend à être fils. Et il le fait à travers cette parabole qui nous parle d’un père et de ses deux fils. Une histoire de famille, comme toutes nos histoires de famille.
Tous les parents peuvent avoir fait cette expérience dont parle Jésus. Dès qu’il y a un enfant, deux voies s’ouvrent devant lui. Soit il suit la voie de ses parents, soit il prend un autre chemin. Sera-t-il plus l'enfant de ses parents parce qu’il leur obéit en tout ? Sera-t-il moins l’enfant de ses parents parce que soudain, il prend une voie autre, que peut-être eux désapprouvent ? C’est cet éternel classique des relations entre les parents : quand l’enfant est bien sage et réussi, ce sera mon enfant. Quand l’enfant n’en fait qu’à sa tête, c’est l’enfant du conjoint qui fait sa crise. Mon fils a réussi ; ton fils a encore fait une bêtise. Pour ne pas sembler sexiste, je rassure tout le monde : cela marche pareil avec les filles ! Dans la parabole de ce dimanche, il n’y a pas de mère ; le père ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Comprenons donc cette histoire aujourd’hui, avec en arrière fond cette question : lequel des deux est davantage le fils de son père ?
Commençons alors avec le plus jeune. Il exige de son père la part de fortune qui [lui] revient … en principe après la mort de son père ! Ce n’est pas une avance sur héritage qu’il demande, mais bien tout l’héritage alors que le père vit encore, et apparemment en bonne santé. Aime-t-il son père ? Sans doute, au moins un peu. Ce qui est certain, c’est qu’il ne réalise pas la portée de sa demande. J’y reviendrai dans un instant. Le père donne ce qui est demandé, et le fils s’en va, dilapidant sa fortune en menant une vie de désordre. Je vous laisse imaginer sa vie, le concept de désordre étant variable d’une personne à l’autre. Ce que nous pouvons comprendre, c’est que cela ne se passe pas bien. Quand il n’y a plus d’argent, il n’y a plus non plus de nourriture, non pas qu’il ne puisse plus en acheter, mais il se trouve qu’une grande famine survint. Quand on n’a pas de chance, on n’a pas de chance. Les astres semblent s’aligner contre lui. Plus d’argent, plus de nourriture, plus d’amis, ceux-là mêmes qui ont certainement profité de sa fortune quand elle existait. Le ventre grommelant, il va rentrer en lui-même. L’homme réfléchit mieux le ventre vide, semble-t-il ! Toujours est-il que les gargouillis de l’estomac lui font souvenir de la maison de son père et du fait que les ouvriers là-bas ne manquent de rien. Son plan est simple : rentrer, manifester quelques regrets et demander à réintégrer les lieux comme ouvrier, la possibilité d’être toujours fils lui semblant irréaliste. Et c’est ce qu’il fait !
Il me faut revenir alors sur un détail que j’ai déjà évoqué : ce fils ne se rend pas compte de ce qu’il a demandé à son père au début de l’histoire. Et le père, j’en suis désolé, ne semble pas avoir davantage réfléchi aux conséquences de la demande de son jeune fils, qu’il honore séance tenante. Nous savons du père qu’il est plutôt aisé. Il a des ouvriers qui travaille pour lui. C’est un propriétaire terrien, qui a du bétail. Nous le savons parce que son fils aîné travaille dans ses champs, et le père fera tuer le veau gras au retour du loustic. Pour donner la moitié de son bien, il a forcément dû vendre une partie de ses terrains ou de ses bêtes. Le jeune fils et le père ont-ils réfléchi au nombre d’ouvriers qu’il faudrait licencier pour réaliser avant l’heure la demande du plus jeune ? Car enfin, si vous avez moitié moins de terrain et de bêtes, il vous faut moins d’ouvriers pour en assurer la gestion ! Quel père inconséquent, non, de répondre ainsi, sans discuter, à une demande pour le moins irréfléchie, aux conséquences lourdes pour d’autres ! Et en plus, il fait la fête quand le gamin revient ! Heureusement pour chacun de nous que ce père soit aussi peu raisonnable avec son jeune fils !
Parlons donc du fils ainé. Quand il revint [des champs] et fut près de la maison, il entendit la musique et les danses. Appelant un des serviteurs, il s’informa de ce qui se passait. Pas besoin d’être grand psychologue pour comprendre qu’il se mit en colère, et qu’il refusait d’entrer. C’est donc le père qui sort. Et nous découvrons, et le père sans doute aussi, que cet ainé ne se considère pas vraiment comme fils, mais plutôt comme ce que veut devenir le plus jeune : un ouvrier. Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais, quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras ! Remarquez bien le vocabulaire : Je suis à ton service, sans transgresser tes ordres, ton fils et non pas mon frère ! Pas plus que son jeune frère, il ne se considère comme fils de son père. Ne se considérant pas fils, il ne peut pas appeler frère cet autre qui est revenu. C’est le père inconséquent qui va renouer tous les fils. Il l’a fait pour le jeune fils en lui faisant remettre une bague au doigt et des sandales aux pieds, symboles des hommes libres, et en organisant ce banquet. Il le fait pour son aîné, en lui disant : Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! Il remet de la filiation et de la fraternité là où il y avait une compréhension erronée des rapports familiaux.
Ce que ce père fait pour ses deux fils, il le fait pour chacun de nous. Il nous apprend à être vraiment fils et filles de Dieu. Car dans cette grande famille que nous formons, il y a quelquefois une compréhension erronée du sens de la famille. Le jeune fils, c’est nous quand nous considérons que ce n’est pas grave de ne pas rester dans la famille, que notre vie sera meilleure loin de la paroisse, que l’absence à la messe du dimanche n’est pas dramatique. D’ailleurs, ce n’est pas d’un Dieu Père dont nous avons envie dans ce cas-là, mais plutôt d’un Dieu qui satisfasse immédiatement tous nos caprices. Le fils aîné, ce sont tous ces chrétiens qui vont à la messe comme de bons petits soldats, parce qu’il faut, et qui attendent en retour quelque chose : un chevreau pour festoyer, une meilleure place au paradis, un peu plus de considération pour les prières que nous pouvons formuler, parce que nous, nous fournissons des efforts, nous sommes toujours là alors que, si nous avions su que le veau gras était tué pour notre retour, il y a longtemps que nous serions partis ! Il nous faut sortir de cette logique mortifère et retrouver le sens de la paternité divine et de la fraternité humaine. Si nous ne considérons pas Dieu comme notre Père commun, nous ne pourrons jamais nous reconnaître comme frères et sœurs. Comme chacun des fils de la parabole, nous avons à apprendre à devenir ce que nous sommes depuis notre baptême : fils et filles de Dieu, frères et sœurs en Jésus Christ.
Avec le jeune fils, apprenons à nous défaire de cette pensée qui fait de Dieu un magicien qui doit répondre à nos envies. Avec le fils aîné, arrêtons de croire que nous pouvons faire des choses pour Dieu qui doit nous en récompenser en retour. Dieu est un Père qui se donne, qui respecte notre liberté, et qui toujours attend le retour de ses enfants, qu’ils soient comme le fils plus jeune ou comme le fils aîné. De Dieu n’exigeons rien, mais accueillons tout ce qu’il veut nous donner, à commencer par son amour sans limites et une fraternité à toute épreuve. Nous pourrons avancer dans la vie et construire un monde où tous les hommes seront à la fête avec Dieu. Amen.